REVOLUTION FRANCAISE DEPUIS (789 JUSOU'EN IBt? PAR M. MIUNET HISTOIRE DE LA REVOLUTION FRANCAISE TOME I k> fypographle Firmin-Didot. ¡ª Mesnil (Eure). HISTOIRE REVOLUTION FRANCAISE DEPUIS 1789 JUSOU'EN I8I( PAR M. MIGNET,^''''"?"^ "f^" TREIZIfiHE enlTION PARIS DIMM IT C", UBUimi-iDIIIDII i UIHAIUI III FlIIII'DIDtT IT C" (UBRAINIE A(?D6nl?tJE) IMPHIMEVHS D 35, QDll DES ADODSTINS | EIDE JIC 1880 l,v/- INTRODUCTION. Caraclere de la revolution francaise; ses resuUats, sa marche. ¡ª For- mes successives de la monarchie. ¡ª Louis XIV el Louis XV. ¡ª filat des esprits , des finances, du pouvoir et des besoins publics a Tavene- mcntde Louis XVI. ¡ª Caractere de Louis XVI. ¡ª Maurepas, premier ministre ; sa tactiquc. ¡ª II choisit des ministres populaires el refor- mateurs; dans quel but. ¡ª Turgot, Malesberbes, Necker; leurs plans; lis rencontrent Fopposition de la cour et des privilegies; ils echoueut. ¡ª Mort de Maurepas. ¡ª Influence de la reine Marie-Antoinette. ¡ª Aux ministres populaires succedent des ministres courtisans. ¡ª Ca- lonne et son systeme ; Brienne , son caraclere , ses tentatives. ^ De- 4resse des finances ; opposition de Tassemblee des notables , opposi- tion duparlement; opposition des Provinces. ¡ª Renvoi de Brienne; second ministere de Necker. ¡ª Convocation des etats generaux. ¡ª Comment la revolution a etc amenee. Je vais tracer rapideinent Thistoire de la revo- lution francaise, qui commence en Europe Fere des soci6t6s nouvelles, comme la revolution d'An- gleterre a commence Tere des gouvernements &¡êyOL. FRANi^AISE. T. I. 1 2 INTRODUCTION. nouveaux. Cette revolution n'a pas seulement modifie le pouvoir politique, elle a chang6 toute {'existence int6rieure de la nation. Les formes de la soci6t6 du moyen age existaient encore. Le sol etait divis6 en provinces ennemies; les hommes etaient distribu6s en classes rivales. La noblesse avait perdu tons ses pouvoirs, quoiqu'elle eiit conserve ses distinctions; le peuple ne poss6dait aucun droit; la royaut6 n'avait pas delimites, et la France 6tait livr6e a la confusion de Tarbitraire minist6riel, des regimes particuliers et des privi- leges des corps. A cet ordre abusif la revolution en a substitu6 un plus conforme k la justice et plus appropri6 a nos temps. Elle a remplac6 Tarbitraire par la loi, le privilege par T^galit^; elle a d61ivr6 les hommes des distinctions des classes , le sol des barrieres des provinces , Pin- dustrie des entraves des corporations et des ju- randes, Tagriculture des suj6tions f6odales et de Toppression des dimes, la proprj6t6 des gSnes des substitutions, et elle a tout ramen6 a un seul 6tat, a un seul droit , a un seul peuple. Pour operer d'aussi grandes r6formes, la r6- volution a eu beaucoup d'obstacles a vaincre, ce INTRODUCTION. 3 qui a produit des exces passagers a c6t6 de ses bienfaits durables. Les privil6gi6s ont voulu Tem- p^cher, TEarope a tent6 de la sbumettre, et, forc6e a la lutte, elle n'a pu ni mesurer ses ef- forts ni mod^rer sa victoire. La resistance int6- rieure a conduit a la souverainete de la multitude , et Tagression du dehors a la domination militaire. Cependant le but a 6t6 atteint malgr6 Tanarchie et malgr6 le despotisme : Tancienne soci6t6 a 6t6 d^truite pendant la revolution , et la nouvelle s'est assise sous Tempire. Lorsqu'une r^forme est devenue n^cessaire , et que le moment de Taccomplir est arriv6 , rien ne Tempfiche, et tout la sert. Heureux alors les hom- mes s'ils savaient s'entendre, si les uns c^daient. ce qu'ils ont de trop , si les autres se contentaient de ce qui leur manque ; les revolutions se feraient a famiable, et Thistorien n^aurait a rappeler ni exces ni malheurs ; il n'aurait qu'a montrer Thu- manit6 rendue plus sage , plus libre et plus for- tun^e. Mais jusqu'ici lesannales des peuples n'of- frent aucun exemple de cette prudence dans les sacrifices : ceux qui devraient les faire les refusent ; eeux qui les d6sirent les imposent, et le bien 4 INTRODUCTION. s'opere commele mal , parle moyen et avec la vio- lence de Tusurpation. II il'y a guere eu encore d'autre souverain ,que la force. En retracant Thistoire de cette importante p6- riode, depuis Touverture des 6tats g6n6raux jus- qu'en 1814, je me propose d'expliquer les diverses crises de la revolution en m^me temps que j'en exposerai la marche. Nous verrons par la faute de qui, apres s'^tre ouverte sous de si heureux auspices, elle d^gen^ra si violemment; de quelle maniere elle changea la France en r6publique , et comment, sur les d6bris de celle-ci, elle eleva Tempire. Ces diverses phases ont 6i6 presque obligees , tant les 6v6neraents qui les ont pro- duites ont eu une irresistible puissance ! U serait pourtant temeraire d'affirmer que la face des choses n'eut pas pu devenir diff^rente ; mais ce qu'il y a de certain, c'est que la revolution, avec les causes qui Tout amende et les passions qu'elle a employees ou soulev6es devait avoir cette mar- che et cette issue. Avant d'en suivre Thistoire, voyons ce qui a conduit a la convocation des etats gen6raux, qui ont conduit eux-m6mes a tout le reste. J'espere, en retracant les pr^liminaires INTRODUCTION. de la revolution, montrer qu'il n'a guere 6t6 plus possible de Teviler que de la conduire. La monarchie francaise n'avait eu , depuis son ^tablissement^ ni forme constante, ni droit public fixe et reconnu. Sous les premieres races, la cou- ronne 6tait Elective ; la nation 6tait souveraine , et le roi n'etait qu'un simple chef militaire, depen- dant des deliberations communes sur les deci- sions a porter et les entreprises a faire. La nation eiisait son chef, elle exergait le pouvoir legislatiC dans les Champs de mars sous la presidence du roi, et le pouvoir judiciaire dans les plaids, sous la direction d'un de ses officiers. Cette democratie royale avait fait place , pendant le regime feodal , a une aristocratic royale. La souverainete etait remontee , les grands en avaient depouilie le peu- ple, comme le prince devait bient6t en depouiller les grands. A cette epoque, le monarque etait devenu her6ditaire, non comme roi, mais comme possesseur de fief; Tautorite legislative apparte- nait aux grands sur leurs vastes territoires, ou dans les parlements de barons, et Tautorite judi- ciaire aux vassaux dans les justices seigneuriales. Enfin la puissance s'etait concentree encore da- 6 INTRODUCTION. vantage , et , de m6me qu'elle 6tait allee du grand nombre au petit, elle 6tait venue en dernier lieu du petit nombre a un seul. Pendant plusieurs siecles d'eflforts cons^cutifs , les rois de France avaient battu en ruine Pedifice feodal , et s'^taient ^lev6s sur ses debris. lis avaient envahi les fiefs , subjugu6 les vassaux, supprim6 les parlements de barons , annuls ou assujetti les justices seigneu- riales^; ils s'6taient attribu6 le pouvoir l^gislatif, et avaient fait exercer, pour leur compte, le pou- voir judiciaire dans les parlements de l^gistes. Les 6tats g6n6raux , qu'ils convoquerent dans des besoins pressants pour obtenir des subsides , et qui furent composes des trois ordres de la na- tion , du clerg6 , de la noblesse et du tiers 6tat , n'eurent jamais une existence r^guliere. Interve- nus pendant que la prerogative royale.6tait en progres, ils furent d'aborddomin6s, puis suppri- m6s par elle. L^ opposition la plus forte et la plus obstin^e que rencontrerent les rois dans leurs projets d'agrandissement vint beaucoup moins de ces assemblies , dont les pouvoirs comme les des- tinies 6taient a leur merci , que des grands qui d^fendirent contre eux d'abord leur souverainet6 , INTRODUCTION. 7 ensuite leur importance politique. Depuis Phi- lippe-Auguste jusqu'a Louis XI, ils combattirent pour conserver leur pouvoir; depuis Louis X[ jusqu'a Louis XIV, pour devenir les ministres du pouvoir royal. La Fronde fut la derniere cam- pagne de Paristocratie. Sous Louis XIV, la mo- narchie absolue s'6tablit d'une maniere definitive et domina sans contestation. Le regime de la France, depuis Louis XIV jus- qu'a la revolution , fut plus arbitraire encore que despotique; carles monarques pouvaient beaucoup plus qu'ils ne faisaient. De faibles barrieres s'oppo- saient aux d^bordements de cette immense auto- rite. La couronne disposait des personnes par les lettres de cachet, des propriet6s par les confisca- tions, des revenus par les imp6ts. II est vrai que certains corps possedaient des moyens de defense qu'on appelait des privileges; mais ces privileges etaient rarement respectes. Le parlement avait celui de consentir ou de refuser rimp6t; mais le roi le forcaita Tenregistrement par un lit de justice, et pnnissait ses membres par des lettres d'exil. La noblesse avait celui de n'etre point imposee , le clerge celui de s'imposer lui-m^me par des dons 8 INTKODUCTION. gratuits; quelques provinces 6taient abonn6es a l'imp6t, et quelques autres en faisaient elles-mfemes la repartition. Telles ^taient les modiques garanties de la France, et encore tournaient-elles toutes au profit des classes avantag^es et au detriment du peuple. Cette France si assujettie 6tait de plus tres mal organis6e ; les abus sociaux y 6taient rendus en- core plus insupportables par leur injuste distribu- tion. Divis^e en trois ordres, qui se divisaient eux-m6mes en plusieurs classes, la nation 6tait li- vr6e a tons les coups du despotisme et a tons les raaux de rin6galit6. La noblesse se d6composait en hommes de cour, qui vivaient des graces du prince, c'est-a-dire auxd6pens du.peuple, et qui obtenaient ou les gouvernements des provinces ou les grades 6\ey6s dans Tarm^e; en parvenus anoblis, qui dirigeaient I'administration , ^taient revfetus des intendances et occupaient les emplois civils ; en hommes de robe, qui g^raient la justice, et etaient seuls aptes a en possMer les charges; en no- bles de terres, qui opprimaient les campagnes par I'exercice des droits priv^s f^odaux qui avaient surv6cu aux droits politiques. Le clerg6 ^tait partag6 INTRODUCTION. [r 4 en deux classes, dont Tune etait destin^e aux 6v6- ch6s, aux abbayes et a leurs riches revenus, et Tautre aux travaux apostoliques et a leur pauvrete. Le tiers 6tat , pressure par la cour, huinili6 par la noblesse, 6tait s6pare lui-m6me en corporations constitutes d'apres des inl6r6ts exclusifs et ani- m6es les unesenvers les autres de sentiments hos- tiles. II poss6dait a peine la troisieme partie des terres, sur laquelle il 6tait r6duit a payer les rede- vances f6odales aux seigneurs, la dime au clerg6, les impots au roi. En d6dommagement de tant de sacrifices, il nejouissait d'aucun droit politi- que, n'avait aucune part a Tadministration, et n'^- tail point admis aux emplois. Louis XIV usa les ressorts de la monarchic ab- solue par une tension trop longue et un exer- cice trop violent. Irrit6 des troubles de sa jeu- nesse, 6pris de la domination, il brisa toutesles resistances, interdit toutes les oppositions , et celle de I'aristocratie , qui s'exereait par des r^voltes , et celle des parlements, qui s'exereait par des re- montrances, et celle des protestants, qui s'exer- cait par une Ubert6 de conscience que I'Eglise re- putait heretique et la royaut6 factieuse. Louis XIA 1. 10 INTRODUCTION. assujettit les grands en les appelant a la cour, oil ils recurent en plaisirs et en faveurs le prix de leur d6pendance. Le parlement, qui jusque-la avait 6t6 Pinstrument de la couronne , voulut en devenir le contre-poids, et le prince lui imposa avec hauteur une soumission et un silence de soixante ann6es. Enfin la revocation de TMit de Nantes fut le complement de cette oeuvre de despot isme. Un gouvernement arbitraire non seulement ne veut pas qu'on lui r^siste, mais il veut encore qu'on Papprouve et qu'on Timite. Apres avoir soumis les conduites , il persecute les consciences , et , lorsqu'il n'a plus d'antagonistes politiques, il va chercher ses victimes parmi les dissidents religieux. L'immense pouvoir de Louis XIV s'exer^a au dedans contre les h6r6ti- ques, deborda au dehors contre TEurope. L'op- pression trouva des ,ambitieux qui la conseille- rent, des dragons qui la servirent, des succes qui Tencouragerent ; les plaies de la -France furent couvertes de lauriers, et ses g^missements fu- rent etouff^s par des chants de victoire. Mais a la fin, les hommes de g6nie moururent, les victoires cesserent, Tindustrie 6migra, Targent disparut, et INTRODUCTION. 11 Ton vil bien que le despotisme 6puise ses moyens par ses succes, et d6vore d'avance son propre avenir. La mort de Louis XIV fut le signal de la reac- tion : il s'op6ra un passage subit de Tintol^rance a rincr6dulit6 , et de Tesprit d'ob^issance a Pes- prit de discussion. Pendant la r6gence, le tiers ^tat gagna en importance , par Taccroissement de ses richesses et de ses lumieres , tout ce que la noblesse perdit en consideration et le clerg6 en influence. Sous Louis XV, la cour poursuivit des guerres pen brillantes et tres ruineuses; elle en- gagea une lutte sourde avec Topinion , avou6e avec le parlement. L'anarchie se mit dans son sein, le gouvernement tomba entre les mains des maitresses, le pouvoir fut en pleine decadence, et Topposition fit chaque jour de nouveaux progres. Les parlements avaient chang6 de position et de systeme. La royaut6 les avait investis d'une puissance qu'ils tournerent alors contre elle. Au moment ou la mine de Taristocratie fut consom- m6e par leurs efforts communs, ils se d6suni- rent, comme tons les allies apres la victoire. La royaute aspira a briser un instrument qui deve- 1 2 INTRODUCTIOK. . nait dangereux pour elle en cessant de lui 6tre utile, et le parlement a dominer la royaut6. Cette lutte, favorable au monarque sous Louis XIV, m&\6e de revers et de succes sous Louis XV, ne se termina qu'a la revolution. De sa nature, le parlement n'6tait appel6 qu'a servir d'instrument. Comme I'exercice de sa prerogative et son ambi- tion de corps le portaient a s'opposer aux forts et a seconder les faibles , il servit tour a tour la (K)uronne contre T aristocratic et la nation contre la couronne. C'est ce qui le rendit si populaire sous Louis XV et Louis XVI , quoiqu'il n'attaqu&t la cour que par rivalit^. L^opinion ne lui deman- dait pas compte de ses motifs ; elle applaudissait non son ambition , mais sa resistance; elle le sou- tenait, parce qu'elle 6tait d6fendue par lui. En- hardi par ces encouragements, il 6tait devenu formidable a Tautorite. Apres avoir cass6 le tes- tament du roi le plus imp6rieux et le mieux ob6i ; apres s'fetre 6lev6 contre la guerre de Sept ans; apres avoir obtenu le contr61e des operations financieres et la destruction des j^suites , sa resis- tance devint si 6nergique et si frequente que la cour, le rencontrant partout , comprit qu'il fallait INTRODUCTION. 1 S lui obeir ou le soumettre. Elle ex^cuta done le plan de disorganisation propose par le chancelier Maupeou. Get homme hardi, qui avail offert de retirer, selon son expression, la couronrie du greffe, remplaca ce parlement hostile par un par- lement d^voue, et fit essuyer le m6me sort a toute la magistrature de France qui suivait Texemple de celle de Paris. Mais ce n'^tait plusle temps des coups d'Etat. L'arbitraire 6tait tellement d6cr6dite que le roi en hasardait I'emploi avec defiance, et rencontrait mftme la disapprobation de sa cour. II s'6tait form^ une puissance nouvelle, celle de I'opinion, qui, sans 6tre reconnue, n'en 6tait pas moins influente^ et dont les arrets commengaient a devenir souve- rains. La nation, nuUe jusque-Ia, reprenait peu a peu ses droits; elle ne participait pas au pouvoir, mais elle agissait sur lui. Cette marche est celle de toutes les puissances qui s'61event : avant d'etre admises dans le gouvernement, elles le surveil- lent au dehors; elles passent ensuite du droit de contr61e a celui de cooperation. L'^poque oil le tiers 6tat devait entrer en partage de la domination etait enfin arriv6e. II avait dans d'auties temps U INTRODUCTION. fait des tentatives infructueuses parce qu'elles etaient pr6matur6es. II 6tait alors 6maiicip6 depuis peu; il n'avait rien de ce qui 6tablit la superiority €t fait acqu6rir la puissance, car on n'obtient le droit que par la force. Aussi n'avait-il 6t6 que le troisieme ordre dans les insurrections comme dans les 6tats g6n6raux ; tout se faisait avec lui , mais rien pour lui. Sous la tyrannic f^odale, il avait servi les rois contre les seigneurs ; sous le despotisme mi- nist^riel et fiscal, il avait servi les grands contre les rois; mais, dans le premier cas, il n'avait 6t6 que Temploy^ de la couronne, et, dans le second, que celui de I'aristocratie. La lutte 6tait d6clar6e dans une sphere et pour des int6r6ts qui n^6taient pas les siens. Lorsque les grands furentd^finitivement abattus a T^poque de la Fronde , il d6posa les armes, ce qui prouve combien son r61e 6tait se- condaire. Enfin, apres un siecle de soumission absolue, il reparut dans Tarene, mais pour son propre compte. Le passe ne se refait pas, et il n^6tait pas plus pos- sible a la noblesse de se relever de sa d^faite qu'il ne Test aujourd'hui a la monarchic absolue de se relever de la sienne. La cour devait avoir un autre INTEODUCTION. 15 antagoniste ; car il en faut toujours un, la puissance ne manquant jamais de candidal. Le tiers ^tat, dont la force, les richesses, la consistance et les lumieres augmentaientchaquejour, 6tait destine a la com- battre et a la d6poss6der. Le parlement ne formait pas une classe, mais un corps, et dans cette nouvelle lutte il pouvait aider le d^placement de Pautorite , mais il ne pouvait pas Tarr^ter a lui. La cour elle-mftme avait favoris6 les progres du tiers 6lat, et avait contribue au d6veloppement d'un de ses principaux moyens, les lumieres. Le plus absolu des monarques aida le mouvement des esprits, et cr6a I'opinion publique sans le vouloir. En encourageant I'^loge , il pr^para le bl^me ; car on ne peut pas provoquer Texamen en sa faveur sans le subir ensuite a son detriment. Lorsque les chants furent ^puis6s, les discussions commence- rent, et les philosophes du dix-huitieme siecle succ6derent aux litterateurs du dix-septieme. Tout devint Tobjet de leurs recherches et de leurs reflexions, et la religion, et les lois, et les abus. lis ddcouvrirent les dmits , exposerent les besoins, signalerent les injustices. II se forma une opinion publique forte et 6clair6e, dont le gouvernement 16 INTRODUCTION. subit les atteintes et n'osa pas 6touffer la voix. Elle convertit ceux m6me qu'elle attaqua : les courti- sans par bon ton, le pouvoir par necessity, se soumirent a ses decisions, et le siecle des r6formes fut prepare par le siecle de la philosophie, comme celui-ci Tavait 6t6 par le siecle des beaux-arts. Tel 6tait F^tat de la France lorsque Louis XVI inonta sur le tr6ne, le H mai 1774. Des finances que n'avaient pu restaurer ni le ministere r^para- teur du cardinal Fleury, ni le ministere banque- routier de Tabb^ Terray, un pouvoir d^consi- d6v6j des parlements intraitables , une opinion publique imp^rieuse, voila les difficult^s dont le regne nouveau h6rita des regnes pr6c6dents. De tons les princes, Louis XVI 6tait celui qui , par ses intentions et ses vertus, convenait le niieux a son 6poque. On 6tait lass6 de I'arbitraire, et il 6tait dispos6 a en abandonner Pemploi , on 6tait irrite des on6reuses dissolutions de la cour de Louis XV, et il avait des moeurs pares et des besoins peu dis- pendieux; on r^clamait des ameliorations deve- nues indispensables , il sentait les necessit^s pu- bliques, et mettait sa gloire a les salisfaire. Mais il etait anssi difficile d'op^rer le bien que de con- INTRODUCTION. 1 7 tinuer le mal; car il fallait avoir la force de sou- meltre les privil6gi6s aux r6formes^ ou la nation aux abus, et Louis XVI n'6tait ni r^g^n^rateur ni despote. II manquait de cette voIont6 souveraine qui seule accomplit de grands changements dans les Etats, et qui est aussi n^cessaire aux monar- ques qui veulent li miter leur puissance qu'a ceux qui veulent Tagrandir. Louis XVI avait Tesprit juste , le coeur droit et bon; mais il 6tait sans Aner- gic de caractere, et il n'avait aucune perseverance dans la conduite. Ses projets d'am^liorations ren- contrerent des obstacles qu'il n'avait pas pr6vus et qu'il ne sut pas vaincre. Aussi succomba-t-it par ses tentatives de r^forme, comme un autre aurait succomb6 par ses refus. Son regne, jus- qu'aux 6tats g6n6raux, nefut qu'une longue en- treprise d'ani61iorations sans r6sultat. Le choix que fit Louis XVI, a son av^nement au trone, de Maurepas pour premier ministre contri- bua surtout a donner ce caractere d'irr^solution a son regne. Jeune, plein de Tid^e de ses devoirs et de son insuffisance, il eut recours k I'exp^riencc d'un vieillard de soixante-treize ans, qui avait 6t6 disgracie sous Louis XV pour son opposition aux 18 INTRODUCTION. niaitresses. Mais, au lieu d'un sage, il ne rencon- tra qu^un courtisaii, dont ['influence funeste s'6- tendit sur toute sa vie. Maurepas fut peu occupe du bien de la France et de la gloire de son maitre ; il se montra uniquement attentif a sa faveur. Log6 au chateau mfeme de Versailles, dans un appartement qui communiquait avec celui du roi , presidant le conseil, il rendit I'esprit de Louis XVI incertain , son caractere irr^solu ; il I'habitua aux demi-mesures, aux changeraents de systemes, aux inconsequences de pouvoir et surtout au besoin de tout faire par autrui , et rien par lui-m6me. Maurepas avait le choix des ministres. Ceux-ci se maintenaient aupres de lui comme lui se mainte- nait aupres du roi. Dans la crainte d'exposer son credit, il tint 61oi2:n6s du rainistere les hommes puissants par leurs alentours, et nomnia des hommes nouveaux qui avaient besoin de lui pour se soutenir et pour op6rer leurs r6formes. II appela tour a tour a la direction des affaires Turgot, Malesherbes et Necker, qui essayerent d'introduire des ameliorations, chacun dans la partie du gou- vernement qui avait 6t6 I'objet plus special de ses recherches. INTRODUCTION. 19 Malesherbes, d'une famille de robe, avait h6- rit6 des vertus et non des pr^jug^s parlementaires. II joignait Tesprit le plus libre a la plus belle ame. II voulut redonner a chacun ses droits : aux accu- ses , la faculty d'etre d^fendus ; aux protestants , la liberty de conscience; aux 6crivains, la liberty de la presse; a tous les Francais, la surety de leur personne; et il proposa Tabolition de la torture, le r6tablissement de T^dit de Nantes , la suppression des lettres de cachet et celle de la censure. Turgot , esprit ferme et vaste, caractere r6solu et d'une force peu commune , tenta de r^aliser des projets plus 6tendus encore. 11 s'adjoignit Malesherbes pour completer, avec son concours, I'^tablisse- ment d'un systeme d' administration qui devait ra- mener Tunite dans le gouvernement et T^galite dans I'Etat. Ce vertueux citoyen s'^tait constam- ment occup6 de Tam^lioration du sort du peuple : il entreprit seul ce que la revolution op6ra plus tard, la suppression de toutes les servitudes et de tous les privileges. II proposa d'affranchir les campagnes de la corv6e, les provinces de leurs barrieres, le commerce des douanes interieures, IMndustrie de ses entraves; et enfin de faire con- 20 INTRODUCTION. tribuer la noblesse at le clerg6 aux imp6ts dans la m^me proportion que le tiers 6tat. Ce grand ministre , de qui Malesherbes disait : II a la tSte (k Bacon et le coeur de VHdpitaly voulait, par le moyen des assemblies provinciales , accoutumer la nation a la vie publique et la preparer au re- lour des 6tats g^neraux. II aurait fait la revolu- tion par ordonnance s'il avait pu se maintenir. Mais, sous le regime des privileges particuliers et de Tasservissement g^n^ral, tous les projets de bien public 6taient impraticables. Turgot m6con- tenta les courtisans par ses tentatives d'am61iora- tion; d^plut au parlement par Tabolition des cor- v6es, des jurandes, des douanes int^rieures; alarma le vieux ministre par Pascendant que sa vertu lui donnait sur Louis XVI. Louis XVI I'aban- donna, tout en disant que Turgot et lui 6taienl les seuls qui voulussent le bien du peuple. Turgot fut remplac6, en 1776, au contr6le ge- neral des finances, par Clugny, ancien intendant de Saint-Domingue, qui, six mois apres, fut lui- mfeme remplac6 par Necker. Necker 6tait stranger, protestant, banquier, et plus grand administrateur qu'homme d'Etat : aussi concut-il la reformation INTRODUCTION. 21 de la France sur un plan moins 6lendu que celui de Turgot, mais qu'il ex^cuta avec plus de mesure et avec Taide du temps. Nommd ministre pour trouver de Pargent a la cour, il se scrvit des be- soins de la cour pour procurer des liberies au peuple. II r6tablit les finances au moyen de Tordre , et fit concourir d'une maniere mesur6e les provinces a leur administration. Ses idees 6taient sages el justes : elles consistaient a mettre les recettes au niveau des d^penses en r^duisant ces dernieres; a se servir des imp6ts en temps ordinaire et des em- prunts lorsque des circonstances impdrieuses pres- crivaient d'imposer I'avenir comme le present; a faire asseoir les impots par les assemblies provin- ciales, et a cr6er, pour la facility des emprunts, la reddition des comptes. Ce systeme 6tait fondc sur la nature de Temprunt, qui, ayant besoin de cr6dit, exige la publicity de Tadministration , et surcelledeTimpAt, qui, ayant besoin de consen- tement, exige le partage de I'administration. Tou- tes les fois que le gouvernement n'a pas assez et qu'il demande , s'il s'adresse aux pr^teurs , il leur doit son bilan; s'il s'adresse aux contribuables, il leur doit un concours au pouvoir. Aussi les em- 22 INTRODUCTION. prunts amenerent les comptes rendus , et les imp6ta les 6tats g^neraux , deux choses dont la premiere placa rautorit6 sous la juridiction de Popinion , et la seconde sous celle du peuple. Mais Necker, quoiqu'il fut moins impatient de rdformes que Turgot, quoiqu'il voulut racheter les abus que son devancier voulait d^truire, ne fut pourtant pas plus heureux quelui. Ses Economies avaient indis- pose les courtisans; les travaux des assemblies provinciales avaient encouru la disapprobation des parlements , qui voulaient garder pour eux le mo- nopole de la resistance ; et le premier ministre ne lui pardonnait pas une apparence de credit. II fut r6duit a quitter le pouvoir en 1781 , pen de mois apres la publication des fameux Comptes rendus sur les finances, qui initierent soudainement la France a la connaissance des matieres d'Etat, et rendirent pour jamais impossible le retour du gou- vernement absolu. La mort de Maurepas suivit de pres la retraite de Necker. La reine le remplaga aupres de Louis XVI ^ et elle h^rita de toute son influence sur lui. Ce bon mais faible prince avait besoin d'etre dirig6. Sa femme, jeune, belle, active, ambitieuse, prit beau- INTBODUCTION. 23 coup d'empire sur lui. Cependant on peutdire que la fille de Marie-Th6rese se souvint trop ou trop peu de sa mere ; elle m61a la frivolity a la domination , et ne disposa du pouvoir que pour en investir des hommes qui causerent la ruine de TEtat et la sienne propre. Maurepas, qui se d^fiait des ministres cour- tisans, avait toujours choisi des ministres popu- laires, il est vrai qu'il ne les avait pas soutenus; mais, si le bien ne s'6tait point op6r6, le mal ne s'6tait pas accru. Apres sa mort, les ministres cour- iisans succ^derent aux ministres populaires, el rendirent inevitable par leurs fautes la crise que les autres voulaient pr6venir par leurs r6 formes. Cette difference dans les choix est tres remar- quable ; e'est elle qui amena , par le changement des hommes, le changement de systeme dansl'ad- ministration. La revolution date de cette 6poque; Tabandon des reformes et le retour des desordres haterentson approche et augmenterent sa fougue. Calonne fut appeie d'une intendance au contr61e g6n6ral des finances. Ce ministere, alors le plus im- portant de tons, devenait tres difficile a remplir. On avait donn6 deux successeurs a Necker sans pou- voir le remplacer, lorsqu'on s'adressa a Calonne 24 INTRODUCTION. en 1783. Calonne 6taithardi,brillant, disert, d'un travail facile, d'un esprit 16ger et f^cond. Soit erreur, soit calcul, il adopta en administration un systeme enlierement oppos6 a celui de soii pr6de- cesseur. Necker avait conseill6 1'^conomie, Calonne vanta la prodigality ; Necker 6tait tomb6 par les courtisans, Calonne voulut se maintenir par eux. Ses sophismes furent soutenus de ses largesses; il convainquit la reine avec des f^tes, les grands sei- gneurs avec des pensions; il donna beaucoup de mouvement aux finances pour faire croire a la justesse de ses vues par le norabre et la facility de ses operations; il s^duisitjusqu'aux capitalistes en se montrant d'abord exact dans ses payements. II continua les emprunts apres la paix, et il ^puisa le credit que la sage conduite de Necker avait val'u au gouvernement. Arrivd a ce point , priv6 d'une ressource dont il n'avait pas m6me su manager I'emploi , pour prolonger la dur^e de son pouvoir il fallut recourir aux imp6ts. Mais a qui s'adres- ser? Le peuple ne pouvait plus rien payer, les privil6gi6s ne voulaient rien ofTrir. Cependant il fallait se decider , et Calonne , esp^rant davantage de cequi6tait nouveau, convoqua une assemblee INTRODUCTION. JS des notables, qui ouvrit ses stances a Versailles le 22 f6vrier 1787. Mais le recours a autrui devait ^tre le terme d'un systeme fond6 sur la prodigalite . Un ministre qui s'6tait 61ev6 en donnant ne pou- vait pas se soutenir en demandant. Les notables, choisis par le gouvernement dans les hautes classes, formaient une assembl^e mi- nist6rielle qui n'avait ni existence propre ni man- dat. Aussi , 6tait-ce pour 6viter les parlements ou les 6tats g6n6raux que Calonne s'6tait adresse a une assembl^e plus subordonn6e , et qu'il crut des lors plus docile. Mais, compos6e de privil6gi6s, elle 6tait pen dispos6e aux sacrifices. EUe le de- vint encore moins lorsqu'elle vit Tabime qu'avait creus6 une administration d6vorante. Elle apprit aveceffroi que les emprunts s'6taient 6lev6s, en pen d'ann6es , a un milliard six cent quarante-six millions, et qu'il existait dans le revenu un deficit annuel de cent quarante millions. Cette r6v61ation fut le signal de la chute de Calonne. II succomba^ et fut remplac6 par I'archev^que de Sens, Lo- m^nie de Brienne, son antagoniste dans I'assem- bl6e. Celui-ci crut que la majority des notables lui etait d6vou6e, parce qu'elle s'^tait unie a lui pour 26 INTRODUCTION. combattre Calonne. Mais les privil6gi6s n'6taient pas plus port6s a faire des sacrifices a Brienne qu*a son pr6d6cesseur; ils avaient seconds ses attaques qui 6taient dans leur int^rfit, et non son ambition^ qui leur 6tait indiflfi6rente. L'archevfeque de Sens, auquel on a reproch^ d'avoir manqu6 de plan, ne pouvait pas en avoir. II n'^tait pas permis de continuer les profusions de Calonne ; il n'^tait plus temps de revenir aux reductions de Necker. L'^conomie, qui dans 1*6- poque ant^rieure, 6tait un moyeii de salut, n'en etait plus un dans celle-ci. II fallait ou des imp6ts^ et le parlement s'y opposait ; ou des emprunts , et le credit 6tait 6puis6 ; ou des sacrifices de la part des privil6gi6s , et ils ne voulaient pas en faire. Brienne ? qui avait ambitionn6 le ministere toute la vie, et qui aux difficult^s de sa position joignait la faiblesse de ses moyens, essaya de tout, et ne r^ussit dans rien. C'^tait un esprit actif , mais sans force, un caract^re t6m6raire, mais sans Cons- tance. Hardi avantTex^cution, mais faible apres, il se perdit par ses irresolutions , par son impr6- voyance et par ses changements de moyens. 11 n'avait que de mauvais partis a prendre : mats il INTRODUCTION. 27 oe sut pas m6me se ddcider pour un seul , et le suivre. L'assembl6e des notables se montra peu sou- mise et tres parcimonieuse. Apres avoir approuv6 r^tablissement des assemblies provinciales , un reglement sur le commerce des bies, Tabolition des corv6es et un nouvel impot sur le timbre, eiie se s6para le 25 mai 1787. Eller6pandit dans toute la France ce qu'elle avait d^couvert des besoins du tr6ne , des fautes des ministres , des dilapidations de la couret des miseres irr^m^diables du peuple. Brienne, priv6 de cette assistance, recourut aux impdts , comme a une ressource dont on avait de- puis quelque temps abandonn6 1'usage. II demanda Tenregistrement de deux 6dits, celui du timbre et celui de la subvention territoriale. Mais le parle- ment , qui 6tait dans toute la force de sa vie, dans toute Tardeur de son ambition , et a qui les em- barras financiers du gouvernement offraient un moyen sur d'accrottre sa puissance, refusa Pen- registrement. Rel6gu6 a Troyes, il se lassa de Texil, et le ministre le rappela a condition qu*il accepterait les 6dits. Mais ce n'^tait la qu'une sus- pension d^hostilit^s ; les besoins de la couronne 28 INTRODUCTION. rendirent bient6t la lutte plus vive et plus achar- nde. Le ministre avait de nouvelles demandes d'argent a faire ; son existence 6tait attachde a la r^ussite de plusieurs emprunts successifs jusqu'a concurrence de quatre cent quarante millions. II fallait en obtenir Tenregistrement. Brienne s'attendait a Topposition du parle- ment. U fit alors enregistrer cet 6dit dans un lit de justice ; et , pour adoucir la magistrature et Popinion, dans la mSme stance les protestants furent rdtablis dans leurs droits, et Louis XVI promit la publication annuelle d'un compte de finances et la convocation des 6tats g6n6raux avant cinq ans. Ces concessions n'6taient d6ja plus suffi- santes : le parlement refusa Tenregistrement, et s'^leva contre la tyrannic minist^rielle. Quelques- uns de ses membres , et entre aulres le due d'Or- leans, furent exiles. Le parlement, par un arr6t, protesta contre les lettres de cachet, et demanda le rappel de ses membres. L'arr^t fut cass6 par le roi et confirm^ par le parlement. La guerre s'engagea de plus en plus. La magistrature de Paris fut soutenue par toute la magistrature de France et encourag^e par Topinion publique. EUe INTRODUCTION. 29 proclama les droits de la nation, sa propre in- comp6tence en matiere d'imp6ts;_et, devenue li- b^rale par int^r^t^ rendue g^ndreuse par 1' oppres- sion, elle s'61eva contre les detentions arbitraires, et demanda les 6tats g6n6raux r6gulierement con- voqu6s. Apres cet acte de courage, elle d6cr6ta rinamovibilite de ses membres et rincomp6tence de quieonque usurperait leurs fonctions. Ce hardi manifeste fut suivi de I'arrestation de deux parle- mentaires, d'Epr6raesnil et Goislard, de la reforme du corps, de I'^tablissement d'une cour pl6niere, Brienne avait compris que Topposition du par- lement devenait syst6matique , et qu'elle se re- nouvellerait a cliaque demande de subsides ou a chaque autorisation d'emprunt. L'exil n'^tait qu'un remede momentan6, qui suspendait Topposition sans la d^truire. II projeta des lors de r^duire ce corps aux fonctions judiciaires, et il s'associa le garde des sceaux Lamoignon pour ex^cuter cetle entreprise. Lamoignon etait un homme a coups d'Etat. II avait de Taudace, et il joignait a I'^ner- gique Constance de Maupeou plus de consideration et de probite. Mais il se m6prit sur la force du pouvoir et sur ce qui 6tait possible de son temps, 2. 30 INTRODUCTION. Maupeou avait remplac6 le parlement en chan- geant ses membres ; Lamoignon voulut le d6sor- ganiser. L'un de ces moyens, s'il eut r6ussi , n'eut prodtiit qu'un repos temporaire ; Pautre devait en produire un d^finitif , puisqu'il d^truisait la puis- sance que Tautre se bornait a d^placer : mais la r6forme de Maupeou ne dura pas , et celle de La- moignon ne put pas s'effectuer. L'ex6cution de cette derniere fut n^anmoins assez bien conduite. Le m^me jour, toute la magistrature de France fut exil6e , afin que la nouvelle organisation judi- ciaire put avoir lieu. Le garde des sceaux d6- pouilla le parlement de Paris de ses attributions politiques pour en investir une cour pl6niere, minist^riellement compos6e, et il r^duisit sa com- petence judiciaire en faveur des bailliages, dont il 6tendit le ressort. Mais Topinion fut indign6e , le Chatelet protesta , les provinces se souleverent, et la cour pl^niere ne put ni se former ni agir. Des troubles 6claterent en Dauphin6, enBretagne, en Provence, en Flandre , en Languedoc , en B6arn ; le ministere, au lieu de I'opposition particuliere des parlements, rencontra une opposition plus anim6e et plus g6n6rale. La noblesse, le tiers, les 6tat8 INTRODUCTION. 31 provinciaux et jusqu'au clerg6 en firent partie. Brienne, press6 par le besoin d'argent, avail con- voqu6 une assembl^e extraordinaire du clerg6, qui fit sur-le-champ une adresse au roi pour lui demander Tabolition de sa cour pl6niere et le prompt retour des 6tats g6n6raux : eux seuls pou- vaient d^sormais r^parer le d^sordre des finances, assurer la dette publique , et terminer ces conflits d'autorite. L'archevfeque de Sens , par sa contestation avec le parlement , avait ajourn6 la difficulte financiere en cr6ant une difficult^ de pouvoir. Au moment ou cette derniere cessa , I'autre reparut , et d^termina sa retraite. N'obtenant ni imp6t ni emprunt, ne pouvant pas faire usage de la cour pi6niere, ne voulant pas rappeler les parlements , Brienne es- saya d'une derniere ressource, et promit les 6tats g^n^raux. Mais, par cemoyen, il h&ta sa fin. U avait 6t6 appel6 aux finances pour rem^dier a des embarras qu'il avait augment6s , pour trouver de I'argent qu'il n'avait pas pu obtenir. Loin de la, il avait exasp6r6 la nation, soulev6 les corps de I'fitat , compromis Tautorit^ du gouvernement , et rendu inevitable le pire des moyens d'avoir de 32 INTRODUCTION. I'argent selon la cour, les 6tats g6n6raux; il sue- comba le 25 aoiit 1788. A roccasion de sa chute fut suspendu le payement des rentes de TEtat , ce qui 6tait un commencement de banqueroute. Ce ministre a 6t6 le plus d6cri6, parce quUl est venu le dernier. H6ritier des fautes et des embarras du pass6, il eut a lutter contre les difficult^s de sa position avec des moyens trop faibles. II essaya de I'intrigue, de I'oppression ; il exila le parle- nient, le suspendit, le d^sorganisa : tout lui fut obstacle^ rien ne lui fut secours. Apres s'^tre longtemps d6battu^ il tomba de lassitude et de faiblesse, je n'ose pas dire d'imp6ritie ; car eut-il et6 bien plus fort et bien plus habile, eut-il 6t6 Richelieu ou Sully, il fut tomb6 de mSme. II n'appartenait plus a personne d'obtenir de I'ar- gent ou d'opprimer. II faut dire a sa d^charge que la position dont il ne sut pas se tirer, il ne Pavait pas faite; il n'eut que la pr^somption de Tac- cepter. II p6rit par les fautes de Calonne , comma Calonne avait profits, pour ses dilapidations, de la confiance inspir6e par Necker. L'un avait d6- truit le credit, et Tautre, en voulant le r6tablir par la force , detruisit Tautorit^. INTRODUCTION. 33 Les 6tats g6n6raux 6taient devenus le seul moyen de gouvernement et la dernifere ressource du trdne. lis avaient 6t6 demand^s a renvi par le parlement et les pairs du royaume, le 13 juillet 1787 ; par les 6tats du Dauphin^ dans Tassembl^e de Vizille; par le clerg6 dans son assembl6e de Paris. Les 6tats provinciaux y avaient prepare les esprits; les notables en 6taient les avant-cou- reurs. Leroi, apres en avoir promis, le 18 d6- cerabre 1787, la convocation dans cinq ans, en fixa , le 8 aout 1788 , Touverture au 1"' mai 1789. Necker fut rappel6 , le parlement r6tabli , la cour pl6niere abolie, les bailliages d^truits, les pro- vinces satisfaites; et le nouveau ministre disposa tout pour r^lection des d6put6s et pour la tenue des 6tats. II s'op6ra a cette 6poque un grand changement dans Popposition, quijusque-la avait 616 unanime. Le ministere avait essuy6 sous Brienne la resis- tance de tons les corps de TEtat , parce qu'il avait voulu les opprimer. 11 essuya sous Necker la re- sistance de ces m^mes corps, qui voulaient le pouvoir pour eux et Tassujettissement pour le peuple. De despotique, il ^tait devenu national, 34 INTRODUCTION. et il les eut ^galement contre lui. Le parlement avail soutenu une lutte d'autorit6, encore plus que le bien public; la noblesse s'^tait r6unie au tiers 6tat, plus contre le gouvernement qu'en fa- veur du peuple. Chacun de ces corps avail de- mands les 6tats g6n6raux dans Tespoir, le parle- ment de les dominer comme en 1614, et la noblesse de reprendre son influence perdue : aussi la magistrature proposa-t-elle pour module des 6tats g6n6raux de 1789 la forme de ceux de 1614, et 1' opinion Tabandonna; la noblesse se refusa-t-elle a la double representation du tiers, et la division 6clata entre ces deux ordres. Cette double representation 6tait r6clam6e par les lumieres de T^poque, par la necessity des r^formes, par Fimportance qu'avait acquise le tiers 6tat. Elle avait 6t6 deja^admise dans les as- semblies provinciales. Brienne, avant de quitter le ministere, ayant faitun appel aux 6crivains, afin de savoir quel devrait 6tre le mode le plus convenable de composition et de tenue pour les etats g6n6raux , on avait vu parattre , au nombre des ouvrages favorables au peuple, la c61ebre bro- chure de Sieyes sur le tiers Stat, et celle de d'En- INTEODUCTION. 35 traigues sur les etats generaux. L'opinion se d6- claraat chaque jour davantage , Necker, voulant la satisfaire et ne Tosant paS; d6sireux de concilier tous les ordres, d'obtenir toutes les approbations, convoqua une seconde assembl6e des notables le 6novembre 1788, pour d^liberer sur la composi- tion des 6tats g^n^raux et sur I'^lection de leurs membres. II croyait faire accepter a cette assem- bl6e le doublement du tiers ; mais elle le refusa, et il fut oblig6 de decider malgr^ les notables ce qu'il aurait du decider sans eux. Necker ne sut pas 6viter les contestations en r6solvant toutes les difficult^s d'avance. II ne prit pas Tinitiative sur le doublement du tiers, comme dans la suite il ne la prit pas sur le vote par ordre ou par t^te. Lorsque les 6tats g6n6raux furent assembles, la solution de cette seconde question, d'ou d^pendait le sort du pouvoir et celui du peuple , fut aban- donnde a la force. Quoi qu'il en soit , Necker, n'ayant pas pu faire adopter le doublement du tiers par les no- tables, le fit adopter par le conseil. La declara- tion royale du 27 novembre arrftta que les d6put6s aux 6tats g6n6raux seraient au moins au nombre 36 . INTRODJJCTION. de mille, et que les d6put6s du tiers seraient egaux en nombre auxd¡ìput6s de la noblesse et du clerg6 r6unis. Necker obtint de plus radmission des cur6s dans Tordre du clerg6 , et des protes- tants dans celui du tiers. Les assemblies baillia- geres furentconvoqu6es pour les Elections; chacun s'agita pour faire nomnier de3 membres de son parti, et dresser des cahiers dans son sens. Le parlement eut pen d'influence dans les Elections, la cour n'en eutaucune. La noblesse choisit quel - ques d6put6s populaires, mais la plupart d6vou6s aux int^r^ts de leur ordre, et aussi contraires au tiers 6tat qu'a I'oligarchie des grandes families de la cour. Le clerg6 nomma des 6v6ques et des abbes attach6s aux privileges , et des cur6s favorables a la cause populaire, qui 6tait la leur; enfin, le tiers 6tat choisit des hommes 6clair6s , fermes et unanimes dans leur voeu. La deputation de la noblesse fut compos^e de deux cent quarante- deux gentilshommes et de vingt-huit membres du parlement; celle du clerg6 , de quarante-huit archev^ques ou 6v6ques, trente-cinq abb6s ou doyens, deux cent huit cur^s; enfin celle des com- munes, de deux eccl^siastiquejs, doq^e jiMes, INTRODUCTION. 37 dix-huit magistrats de villes ^ cent deux membres d^ bailliages, deux cent douze ayocats, seize mMecins ^ deux cent seize marchands et cultiva- teurs. L'ouverture des 6tats g6n6raux fut fix6e au 5mail789. Ainsi fut amende la revolution : la cour tenta vainement de la pr^venir^ comme dans la suite elle tenta vainement de Tannuler. Sous la direc- tion de Maurepas, le roi nomma des ministres populaires, et fit des essais de r6formes; sous rinfluence de la reine j il nomma des ministres courtisansy et fit des essais d'autorit6. L'oppres- sion ne r^ussit pas plus que les reform es ne pu- rent se r6aliser. Apres avoir inutilement recouru aux courtisans pour des Economies, aux parle- ments pour des impdts, aux capitalistes pour des emprunts j il chercha une nouvelle classe de con- tribuablesy et fit un appel aux privil6gi6s. II de- manda aux notables j composes de la noblesse et du clerg6y une participation aux charges de I'l^tat^ quails refuserent. Alors seulement il s^adressa a la France entiere, et il convoqua les 6tats g6n6raux. II traita avec les corps avant de trailer avec la nation, et ce ne fut que sur le refus des premiers RfiVOL. PRAN9AI8E. T. I. 8 88 INTRODUCTION. qu'il en appela au pays dont il redout ait I'iuter- vention et I'appui. II pr6f6rait des assemblies par- ticuliferes, qui, isolees, devaient rester faibles, a ? une assembI6e g6n6rale, qui, repr^sentant tous les iiit6r6ts, devait r6unir toute la puissance. Jus- qu'a cette grande 6poque , chaque annee vit les besoins du gouvernement augmenter et la resis- tance s*etendre. L' opposition passa des parle- ments a la noblesse , de la noblesse au clerg6 , et d'eux tous au peuple. Ghacun d'eux, a mesure qu'il fut consults par le pouvoir royal , commenQa son opposition, jusqu^a ce que toutes ces oppositions particulieres vinssent se confondre dans I'oppo- sition nationale , ou se taire devant elle. Les 6tats g6n6raux ne firent que d^cr^ter une revolution d6ja faite. REVOLUTION FRANCAISE. CHAPITRE PREMIER. DepnUi le ft mal 1999 Jnsqn'k la nnit dn 4 aoAi* OuTerture des eUts generaux. ¡ª Opinion de la cour , du ministere, des divers corps du royaume touchant les etats. ¡ª Verification des pou- Toirs. ¡ª Question du vote par ordre ou par tSte. ¡ª - L'ordre des communes se forme en assemblee nationale. ¡ª La cour fait fermer U salle des etats; serment du Jeu de Paume. ¡ª La majorite de Tordre du clerg^ se reunit aux communes. ¡ª Seance royale du 23 juin, son inutilite. ¡ª Projet de la cour; ^venements des 12, 13 et 14 juillet; renvoi de Necker ; insurrection de Paris; formation de la garde nationale; siege et prise de la Bastille. ¡ª Suite du 14 juillet. ¡ª D^rets de la nuit du 4 aoikt. ¡ª Garactere de la revolution qui vient de s'operer. Le 5 mai 1789 etait le jour fixe pour I'ouverture des ^tats gen^raux. La veille, une ceremonie reii- gieuse pr^ceda leur installation. Le roi^sa familie, ses ministi*es , les deputes des trois ordres se rendi- 40 CHAPITRE PBEMIER. rent processionnellemeut de I'eglise Notre-Dame a I'eglise Saint-Louis , pour y entendre la messe d'ou- verture. On ne vit pas sans ivresse le retour de cette soiennite nationale dont la France etait privee de- puissi longtemps. EUe eut I'aspect d'une fete. Une multitude immense etait venue a Versailles de toutes parts ; le t^mps etait magniBque ; on avait prodigue la pompe des decorations. Le mouvement de la mu- sique , I'air de bonte et de satisfaction du roi , les graces et la beaute noble de la reine, et, autant que cela, les esperances communes exaltaient tout le monde. Mais on remarqua avec peine I'etiquette, les costumes, les separations de rang des etats de i6i4* Le clerge, en soutane, grand manteau, bonnet carre, ou en robe violette et en rochet, occupait la premiere place. Venait ensuite la noblesse, en ha- bit noir, veste et {i^mneht de drap d'or, cravate de dentelle et chapeau a plumes blanches , retrousse a la Henri IV. Enfin le modeste tiers etat se trouvait le dernier, vetu de noir, le manteau court, la cra- vate de mousseline et le chapeau sans plumes et sans ganses. A Teglise, les memes distinctions existerent pour les places entre les trois ordres. >/ Le lendemain , la seance royale eut lieu dans la salle des Menus. Des tribunes en amphith^tre etaient remplies de spectateurs. Les deputes furent DU 6 MAI 1789 JUSQXTA LA NUIT DU 4 AOUT. 41 appeles et introduits suivant I'ordre etablien 1614. I^ clerge etait conduit a droite, la noblesse a gau- che, les communes en face du trone, place au fond de la salle. De vifs applaudissements accueillirent la deputation du Dauphine^ celle de Crepi en Valois dont faisait partie le due d'Orleans, et celle de Pro- vence. M. Necker, lorsqu'il entra, fiit aussi I'objet de Tenthousiasme general. La faveur publique s'at- tachait a tous ceux qui avaient contribue a la con- vocation desetats generaux. Lorsque les deputes et les ministres eurent pris leurs places, le roi parut, suiyi de la reine, des princes et d'un brillant cortege. IjBl salle retentit d'applaudissements a son arrivee, Louis XVI se placa sur son trone ; et des qu'il eut mis son chapeau , les trois ordres se couvrirent en meme temps. Les communes, contre I'usage des an- ciens etats, Imiterent, sans hesiter, le clerge etla noblesse : le temps etait passe oil le troisieme ordre devait se tenir decouvert et parler a genoux. On at- tendit alors dans le plus grand silence les paroles du roi. On etait avide d'apprendre quelles Aaient les dispositions reelles du gouvernement a I'egard des etats. Voudrait-il assimiler la nouvelle assemblee aux anciennes , ou bien lui accorderait-il le role que lui assignaient les besoins de TEtat et la grandeur des circonstances? 42 CHAPITRB PREMIER. ((Messieurs, ditleroi avec emotion, ce jour que aarchie , et fixerait lui-meme toutes les reformes que lesetats generaux devaient operer. Des lors le con- seil secret occupa le gouvernement , et n'agit plus sourdement, maisd'une maniere ouverte. Le garde des sceaux Barentin, le comte d'Artois, le prince de Conde J le.prince de Conti, conduisirent seuls les projets qu'ils avaient concertes. Necker perdit toute influence ; il avait propose au roi un plan de con- ' ciliation qui aurait pu reussir avant que la lutte flit parvenue a ce degre d'animosite , mais qui ne le pouvait plus aujourd'hui. II avait conseille une nouvelle seance royale , dans laquelle on aurait ac- corde le vote par tete en matiere d'impots , et laisse subsister le vote par ordre en matidre d'interets par- ticuliers et de privileges. Cette mesure, qui etait defavorable aux communes, puisqu'elle tendait a maintenir les abus en investissant la noblesse et le clerge du droit d'empecher leur abolition, aurait ete suivie de Tetablissement de deux chambres pour les prochains etats generaux. Necker aimait les de- mi-partis, et voulait operer, par des concessions successives, un changement politique qui devait etre realise d'un seul coup. Le moment etait venu d'accorder a la nation tons ses droits , ou de les lui 66 CHAPITRE PREMIEB. laisser prendre. Son projet de seance royale, deja bien insufHsant, fut change en coup d'Etat par le nouveau conseil. Ce dernier crut que les injonctions du trone intimideraient Tassemblee, et que la France serait satisfaite de quelques promesses de reformes. U ne savait pas que les derniei^s hasards auxquels il faut exposer la royaute sont cejuix de la desobeissance. Odinairement les coups d'Etat 6clatent d'une maniere inatlendue et surprennent ceux qu'ils doi- vent f rapper. II n'en fut pas de meme de celul-ci : ses preparatifs contribuerent a I'empScher de reus- sir. On craignait que la majorite du clerge ne re- connut Tassemblee en se r^unissant a elle, et, pour prevenir cette demarche decisive, au lieu d'avan- cer la seance royale, on ferma la salle des etats, afin de suspendre I'assemblee jusqu'a ce jour. Les preparatifs qu*exigeait la presence du roi servirent de pretexte a qette inconvenante et maladroite me- sure. L'assemblee etait alors presidee par Bailly. Ce citoyen vertueux avait obtenu, sans les re- chercher, tons les honneurs de la liberty nais- sante. II fut le premier president de Tassemblee, comme il avait et^ le premier depute de Paris et comme il devait etre son premier maire. II etait cheri des siens, respecle de ses adversaires, et, DU 6 MAI 1789 JUSQU'A LA NDIT DU 4 AOUT. 67 quoiqu'il eut les vertus les plus douces et les plus I'clairees, il possedait au plus haut degre le cou- rage du devoir. Averti par le garde des sceaux , dans la nuit du 20 juin , de la suspension des seances , il se montra fidele au voeu de Tassemblee, et necrai- gnit pas de desobeir a la cour. Le lendemain , a rheure fixee, il se rendit a la salle des etats^ la trouva envahie par la force armee, et protesta contre cet acte de despotisme. Sur ces entrefaites les depute survinrent, la rumeur.augmenta; tons se montrerent resolus a braver les perils d'une reunion. I^splus indignes voulaient aller tenir Tas- semblee a Marly, sous les fenetres memes du prince ; une voix designa le Jeu de Paume; cette proposi- tion fat accueillie, et les deputes s'y rendirent en cortege. Bailly etait a leur tete; lepeuple les suivit avec enthousiasme ; des soldats vinrent eux-mfimes leur servir de gardes ; et la , dans une salle nue , les deputes des communes, debout^ les mains levees^ le coeur plein de la saintete de leur mission, ju- rerent tous, hors un seul, de ne se separer qu'a- pres avoir donne une constitution a la France, Ce serment solennel, prete le 20 juin', a la face de la nation, fut suivi le 22 d'un important triomphe. L'assemblee , toujours privee dii lieu de ses stances , ne pouvant plus se reunir dans le Jeu de Paume, 58 CHAPITEE PREMIER. que les princes avaient fait retenir pour qu^on le leur refusal, se rendit a Teglise de Saint-Louis. C'est dans cette seance que la majority du clerg6 se reunit a elle au milieu des plus patrotiques trans- ports. Ainsi les mesures prises pour intiinider I'as- semblee elevferent son courage et haterent la reu- nion qu'elles devaient empScher. Ce fiit par deux echecs que la cour preluda a la faineuse seance du 23 juin. Elle arriva enfin. Une garde nombreuse entoura la salle des ^tats generaux; la porte fut ouverte aux deputes, mais interdite au public. Le roi parut environne de Tappareil de la puissance. II fut re^u , contre I'ordinaire , dans un morne silence. Le dis- cours qu'il pronon^a mit le comble au m^contente- ment par le ton d'autorite avec lequel il dicta des mesures reprouvees par Topinion et par I'assem- blee. Le roi se plaignit d'un desaccord excite par la cour elle-meme ; il cohdamna la conduite de Tas- semblee , qu'il ne reconnut que comme Tordre du tiers etat ; il cassa tons ses arretes , prescrivit le main- tien des ordres, imposa les r^formes et d^termina leurs limites , enjoignit aux etats generaux de les ac- cepter, les mena9a de les dissoudre et de faire seul le bien du royaume s'il rencontrait encore quelque opposition de leur part. Apres cette scene d'aut?- DU 6 MAI 1789 JUSQU'A LA NUIT DU 4 AOUT. 59 rite, qui ne convenait point aux circonstances, etqui n'etait point selon son coeur, Louis XVI se retira en commandant aux deputes de se separer. Le clerge et la noblesse obeirent. Les deputes du peuple, immobiles, silencieux, indignes, ne quit- terent point leurs sieges. lis resterent quelque temps dans cette attitude. Tout a coup Mirabeau, rompant. le silence, dit : ? Messieurs, j'avoue que cc ce que vous venez d'entendre pourrait etre le sa- ? lut de la patrie , si les presents du despotisme n'e- cc taient pas toujours dangereux. Quelle est cette <( insultante dictature ? I'appareil des armes , la vio- (c lation du temple national , pour vous commander a d'etre heureux! Qui vous fait ce commandement? cc votre mandataire. Qui vous donne des lois impe- a rieuses? votre mandataire, lui qui doit les reccr (c voir de vous, de nous^ Messieurs, qui sommes a revetus d'un sacerdoce politique et inviolable , ? de nous enfin de qui seuls vingt-cinq millions (c d'hommes attt^ndent un bonheur certain, parce a qu'il doit Stre consenti , donne et recu par tons. <( Mais la liberte de vos deliberations est enchainee ; ? une force militaire environne Tassemblee! Oii ? sont les ennemis de la nation? Catilina est-il a ? nos portes ? Je demande qu'en vous couvrant de ? votre dignite , de puissance legislative, vous vous 60 CHAPITRE PREMIER. (( renfermiez dans la religion de voire serment; ? il ne nous permet de nous separer qu'apres avoir ? fait la constitution. ? Le grand maitre des cere- monies , voyant que Tassemblee ne se separait point, vient lui rappeler Tordre du roi. a Allez dire a ? votre maitre, s'ecria Mirabeau, que nous som- ? mes ici par Tordre du peuple, et que nous n'en ? sortirons que par la puissance des haionnettes. ¡ª <( Vous etes aujourd'hui, ajouta Sieyes avec calme, ? ce que vous etiez hier; deliberons. ? Et Tassem- blee , pleine de resolution et de majeste , se mit a de- liberer. Sur la motion de Camus, elle persista dans tons ses arretes; et, sur celle de Mirabeau, elle de- creta I'inviolabilite de ses membres. Ce jour-la fut perdue I'autorite royale. L'initia- tive des lois et la puissance morale passerent du monarque a Passemblee. Ceux qui, par leurs con-* seils, avaient provoque la resistance n'oserent pas la punir. Necker, dont le renvoi avait ete decide le matin, fut le soir conjure de rester par la reine et par Louis XVI. Ce ministre avait desapprouve la -seance royale , et en refusant d'y assister il s'^tait concilie de nouveau la confiance de Passemblee, qu'il avait perdue par ses hesitations. Le temps des disgraces etait pour hii le temps de la popularite : il devenait alors par ses refus Tallie de Tassembl^ , DU 5 MAI 1789 JUSQITA LA NIHT DU4 AOUT. 61 qui se declarait son soutien. II faut a chaque epo- que un homme qui serve de chef et dont le nom soil I'etendard d'un parti ; tant que Tassemblee eut a lutter centre la cour, cet homme fut Necker. A la premiere seance, la partie du clerge qui s'e- tait reunie a I'assemblee dans Teglise de Saint-Louis vint de nouveau sieger avec elle ; peu de jours apres, quarante-sept membres de la noblesse ^ parmi les- quels se trouvait le due d'Orleans , opererent aussi leur reunion , et la cour se vit enfin obligee d'inviter elle-meme la majorite de la noblesse 'et la minorite du clerge a cesser une dissidence desormais inutile. Le 27 juin la deliberation devint generale; les or- dres cesserent d'exister de droit , et bientot dispa- rurent de fait. lis avaient conserve, meme dans la salle commune^ des places distinct es , qui finirent par etre confondues ; les vaines preeminences de corps devaient s'evanouir en presence de Tautorite nationale. La cour, apres avoir inutilement tente d'empe- cher la formation de Tassemblee, n'avait plus qu'a s'associer a elle pour diriger ses travaux. Elle pou- vait encore, avec de la prudence et de la bonne foi , reparer ses fautes et faire oublier ses attaques. II est des moments oil Ton a I'initiative des sacrifices; il en est d'autres ou il ne reste plus qu'a se donner 62 CHAPITRE PREMIER. le merite de leur acceptation. A I'ouverture des etats generaux , le roi aurait pu faire lui-meme la cons- titution; il allait aujourd'hui la recevoir de Tas- semblee ; s'il se fut soumis a cette position , il I'eut infailliblement amelioree. Mais, revenus de la pre- miere surprise de la defaite, les conselUers de Louis XVI resolurent de recourir a I'einploi des ba'ionnettes apres avoir eclioue dans celui de I'auto- rite. lis lui firent entendre que le mepris des or- dres , la surete de son trone , le maintien des lois du royaume, la felicite meme de son peuple exi- geaient qu'il rappelat Tassemblee a la soumission ; que cette derniere, placee a Versailles, voisine de Paris, deux villes declarees en sa faveur, devait etre dompteepar la force; qu'il fallaitla transferer dans un autre lieu , ou la dissoudre ; que cette resolution etait urgente , afin de I'arreter dans sa inarche , et qu'il etait necessaire pour I'executer d'appeler en toute hate des troupes qui intimidassent Tassembl^e et qui continssent Versailles et Paris. Pendant que ces trames s'ourdissaient, les de- putes de la nation ouvraient leurs travaux legisla- tifs , et preparaient cette constitution si impatiem- ment attendue et qu'ils croyaient ne devoir plus etre retardee. Des adresses leur etaient envoyees de Paris et des principals villes du royaume; on les felici- DU 6 MAI 1789 JUSQU'A LA NUIT DU 4 AOUT. 63 tail de leur sagesse , et on les encourageait a pour- suivre I'oeuvre de la regeneration fran^aise. Sur ces entrefaites les troupes arrivaient en grand nombre : Versailles prenait I'aspect d'uncamp; la salle des etats etait environnee de gardes , I'entree en etait interdite aux citoyens ; Paris etait cerne par divers corps d'armee , qui semblaient postes pour en faire , suivant le besoin, le blocus ou le siege. Ces im- liienses preparatifs militaires , des trains d'artillerie venus des frontieres, la presence des regiments etran- gerSj dont Tobeissance etait sans bornes, annon- caient des projets sinistres. Le peuple etait inquiet et agite ; Passemblee voulut eclairer le monarque et lui demander le renvoi des troupes. Sur la proposi- tion de Mirabeau, elle fit, le 9 juillet, une adresse au roi, respectueuse et ferme, maisqui fut inutile. Louis XVI declara qu'il etait seul juge de la neceis- site de faire venir ou de renvoyer les troupes , as- sUra que ce n'etait la qu'une armee de precaution pour empecher les troubles et garder I'assemblee ; il lui offrit d'ailleurs de la transferer a Noyon ou a Soissons^ c'est-a-dire de la placer entre deux ar- mees, et de la priver de I'appui du peuple. Paris etait dans la plus grande fermentatibn ; cette ville immense etait unanime dans son devouement a Tassemblee. IjCs perils dont les representants de la U CHAPITRE PREMIEB. nation etaient menaces , les siens propres et le A6- faut de subsistances la disposaient a un soulevement. Les capitalistes , par interet et dans la crainte de la banqueroute ; les hommes eclalres et toute la classe moyenne , par patriotisme ; le people , presse par ses besoins, rejetant ses souffrances sur les privile- gies et sur la cour , desireux d'agitation et de nou- veautes , avaient embrasse avec chaleur la cause de la revolution. II est difficile de se figurer le mou- vement qui agitait cette capitale de la France. Elle sortait du repos et du silence de la soumission ; elle etait comme surprise de la nouveaute de la situa- tion, et s'enivrait de liberty et d'enthousiasme. La presse ecliauffait les esprits, les journaux repandaient les deliberations de Tassemblee, et faisaient assister en quelque sorte a ses seances ; on discutait en plein air, sur les places publiques, les questions qui etaient agitees dans son sein. C'etait au Palais-Royal sur- tout que se tenait I'assemblee de la capitale. Le jar- din etait toujours rempli d'une foule qui semblait permanente et qui se renouvelait . sans cesse. Une table servait de tribune ; le premier citoyen , d'ora- teur; la onharanguait sur les dangers de la patrie, et on s'excitait a la resistance. Deja, sur une mo- tion faite au Palais-Royal, les prisons de TAbbaye avaient ete Torches, et des grenadiers des gardes DU 5 MAI 1789 JUSQITA LA NUIT DU 4 AOUT. 65 franpaises , qui y avaient ete enfermes pour avoir refuse de tirer sur le peuple , en avaient ete rame- nes en triomphe. Cette emeute n'avait pas eu de suite; une deputation avait sollicite, en faveur des prisonniers delivres, I'interet de Tassemblee, qui les avait recommandes k la clemence du roi ; iis s'e- taient remis en prison, et ils avaient recu leur grace. Mais ce regiment, Tun des plus complets et des plus braves, etait devenu favorable a la cause populaire. Telles etaient les dispositions de Paris lorsque la cour, apres avoir etabli des troupes a Versailles, a Sevres, au Champ-de-Mars, a Saint-Denis, crut pouvoir executer son plan. EUe commenca, Ic 1 1 juillet, par Texil de Necker et le renouvellement complet du ministere. Le marechal de Broglie, la Galissonniere , le due de la Vauguyon , le baron de Breteuil etl'intendantFoulon furent designes comme rempla^ants de Puysegur, de Montmorin, de la Luzerne^de Saint-Priest et de Necker. Celui-ci re- 9ut , le samedi 1 1 juillet , pendant son diner, un bil- let du roi qui lui enjoignait de quitter le royaume sur-le-champ. II dina tranquillement sans faire part de Tordre qu'il avait re9u , monta ensuite en voiture avec madame Necker, comme pour aller a Saint- Guen, et prit la route de Bruxelles. Lelendemain dimanche, 12 juillet, on apprit a 4. 66 OHAPITRE PREMIER. Paris, vers les quatre heures du soir, la disgrace de Necker et son depart pour I'exil. Cette mesure y fut consideree comme rexecution du complot dont on avail apercu les preparatifs. Dans peu d'instants , la ville fut dans la plus grande agitation , des rassemble- ments se fornierent de toutes parts, plus de dix miiie personnes se rendirent au Palais-Royal , emues par cette nouvelle , disposees a tout , mais ne sachant quelle mesure prendre. Unjeune homme^ plus hardi que les autres et I'un des harangueurs habituels de la foule, Camille Desmoulins, monte sur une table, un pistolet a la main, et il s'ecrie : ? Citoyens, iln'y (( a point un moment a perdre; le renvoi de Necker ? est le tocsin d'une Saint-Barthelemy de patriotes! ? ce soir tons les bataillons suisses et allemands sor- (( tiront du Champ-de-Mars pour nous egorger ! il ? ne nous reste qu'une ressource, c'est de courir aux <( armes. ? On approuve par de bruyantes acclama- tions. II propose de prendre des cocardes pour se reconnaitre ct se defendre. ? Voulez- vous, dit-il, le vert, couleur de I'esperance, ou le rouge, cou- leur de Tordre libre de Cincinnatus? ¡ª Le vert! le vert! ? repond la multitude. Ij'orateur descend de la table , attache une feuille d'arbre a son cha- peau, tout le monde Timite; les marronniers du pa- lais sont presque depouilles de leurs feuilles, et cette DU 5 MAI 1789 JUSQU'A LA NUIT DU 4 AOUT. 67 troupe se rend en tumulte chez le sculpteur Curtius. On prend les busies de Necker et du due d'Orleans, car le bruit que ce dernier devait etre exile s'etait aussi i:(>pandu ; on les entoure d'un crepe , et on les porte en triomphe. Ce cortege traverse les rues Saint- Martin, Saint-Denis 9 Saint-Honore , et se grossit a chaque pas. Le peuple fait mettre chapeau bas a tons ceux qu'il rencontre. Le guet a cheval se trouve sur sa route, il le, prend pour escorte. Le cortege s'avance ainsi jusqu'a la place Vendome, oil Ton promene les deux bustes autour de la statue de Louis XIV. Un detachement de Royal-Allemand ar- rive , veut disperser le cortege , est mis en fuite a coups de pierres, et la multitude, continuant sa route, parvient jusqu'a la place Louis XV. Mais la elle est assaillie par les dragons du prince de Lam- besc; elle rcsiste quelques moments, puis est en* foncee; le porteur d'un des bustes et un soldat des gardes fran^aises sont tues : le peuple se disperse, une partie fuit vers les quais , une autre se replie en arriere sur les boulevards, le reste se precipite dans les Tuileries par le pont Tournant. Le prince de Lambesc les poursuit dans le jardin , le sabre nu , a la tete de ses cavaliers; il charge une multitude sans armes, qui n'etait point du cortege et qui se prome- nait paisiblement. Dans cette charge, un vieillard est 68 CHAPITRE PREMIER. blesse d'un coup de sabre; on se defend avec des chaises, on monte sur les terrasses; I'indignation devient generale , et le cri aux armes ! retentit bien<* tot partout , aux Tuileries , au Palais-Royal , dans la ville et dans les faubourgs. Le regiment des gardes fran9aises elait, comme nous I'avons deja dit , bien dispose pour le peuple : aussi Tavait-on consigne dans ses casernes. Le prince de Lambesc, craignant malgre cela qu'iL ne prit parti, donna ordre a soixante dragons d'aller se pes* ter en face de son depot, situe dans la Chauss^ d'Antin. Les soldats des gardes, deja mecontents d'etre retenus comme prisonniei-s, s'emeuvent a la Yue de ces etrangers, avec lesquels ils avaient eu une rixe peu de jours auparavant. Ils voulaient cou? rir aux armes, et leurs ofBciers eurent beaucoup de peine a les retenir en employant tour a tour les me? naces et les prieres. Mais ils ne voulurent plus rien entendre lorsque quelques-uns des leurs vinrent an*> noncer la charge faite aux Tuileries et la mort d'un de leurs camarades. Ils saisirent leurs armes, bri- serent les grilles , se rangerent en bataille a I'entr^ de la caserne , en face des dragons , et leur criferent : a Qui vive? ¡ª Royal- AUemand. ¡ª Etes-vous pour le tiers etat? ¡ª Nous sommes pour ceux qui nous donnent des ordres. ? Alors les gardes fran^aises DU 5 MAI 1789 JtJSQlTA LA NUIT DU 4 AOUT. 69 firent sur eux une decharge qui leur tua deux hommesy leur en blessa trois, et les mit en fuite. Elles s'avancerent ensuite au pas de charge et la baionnette en avant jusqu'a la place I^ouis XV, se placerent entre les Tuileries et les Chainps-Elysees , lepeuple et les troupes, et gard^rent ce poste pen- dant toute la nuit. Les soldats du Champ-de-Mars re^urent aussitot Tordre de s'avancer. Lorsqu'ils furent arrives dans les Charaps-Elysees, les gardes fran9aises les re^urent a coups de fusil. On voulut les faire battre, mais ils refus6rent : les Petits-Suisses furent les premiers a donner cet exemple, que les autres regiments suivirent. Les officiers deses- peres ordonn^rent la retraite; les troupes retro- gradferent jusqu'a la grille de Chaillot , d'ou elles se rendirent bientot dans le Champ-de-Mars. La de- fection des gardes fran9aises et le refus que ma- nifesterent les troupes , meme etrang^res ^ de mar- cher sur la capitate firent echouer les projets de la cour. Pendant cette soiree , le peuple s'etait transports a THotel de Ville , et avait demande qu'on sonnat le tocsin, que les districts fussent reunis et les ci- toyens armes. Quelques electeurs s'assemblferent a I'Hotel de Ville, et ils prirent I'autorite en main. Ils rendirent , pendant ces jours d'insurrection , les plus 70 CHAPITRE PREMIER. grands services a leurs coocitoyens et a la cause de la liberte par leur courage, leur prudence el leur acti- vite ; mais , dans la premiere confusion du soul^ve^ ment, il ne leur fut guere possible d'etre ecout^. Le tumulte etait a son comble , chacun ne recevait d'ordre que de sa passion. A cote des citoyens bien intentionnes etaient des hommes suspects qui ne cherchaient dans Tinsurrection qu'un moyen de desordre et de pillage. Des troupes d'ouvriers, em- ployes par le gouvernement a des travaux publics, la plupart sans domicile , ? sans aveu , brul^rent les barrieres, infesterent les rues, pill6rent quelques maisons; ce furent eux qu'on appela les brigands, la nuit du 12 au i3 se passa dans le tumulte et dans les alarmes. Le depart de Necker, qui venait de soulever la capitale , ne produisit pas un moindre effet a Ver- sailles et dans I'assemblee. La surprise et le m^con- tentement y furent les memes. Les deputes se ren- dirent de grand matin dans la salle des etats; ils etaient mornes , et leur tristesse venait bien plus d'indignation que d'abattement. a A I'ouverture de a la seance , dit un depute , plusieurs adresses d*a- c( dhesion aux decrets furent ecoutees dans le morne ? silence de Tassemblee, moins attentive a la lec- (c ture qu'a ses propres pensees. ? Mounier prit la DU 5 MAI 1789 JUSQU'A LA NUIT DU 4 AOUT. 71 parole ; il denonca le renvoi des ministres chers a la naLtion^ le choix de leurs successeurs; il proposa une adresse au roi pour lui demander leur rappel, lui faire entrevoir le danger des mesures violentes, les malheurs qui pouvaient suivre Tapproche des troupes , et lui dire que Tassemblee s'opposait so- lennellement a une infame banqueroute. A ces niots , Temotion jusque-la contenue de Tassemblee eclata par des battements de mains et par des oris d'approbation. Lally-ToUendal, ami de Necker, s'a- van^a ensuite d'un air triste , demanda la parole , et pronon^a un long et eloquent eloge du ministre exile. II fut ecoute avec le plus grand interet; sa douleur repondait au deuil public, la cause de Nec- ker etait celle de la patrie. La noblesse elle-meme fit cause commune avec les membres du tiers etat , soit qu'elle considerat le peril comme etant commun , soit qu'elle craignit d'encourir le meme blame que la cour si elle ne desapprouvait pas sa conduite , soit qu*elle obeit a Tentrainement general. Un depute noble, le comte de Virieu, donna Texemple, et dit : cc Reunis pour la constitution, fai- ? sons la constitution : resserrons nos liens mutuels : ? renouvelons , confirmons , consacrons les glorieiix cc arretes du 17 juin; unissons-nous a cette reso- le lution celebre du 20 du meme mois. Jurons tous, 7 2 CH APITRE PREMIER. a oui , tous, tous les ordres reunis , d'etre fiddles tt a ces illustres arretes qui seuls aujourd'bui peu- ? vent sauver le royaume. ? La constitution sera faite^ ajouta le due de la Rochefoucauld, ou nousne serom plus. Mais I'accord fut bien plus uoanime encore quand on vint annoncet* a Tassemblee k soulevement de Paris, les exces qui en avaient etc la suite, les barrieres incendiees, les electeurs assem- bles a THotel de Yille, la confusion dans la capitak et les citoyens prets a etre attaques par les troupes ou a s'egorger eux-memes. II n'y eut qu'un seul cri dans b salle : ? Que le souvenir de nos divi- ? sions momentanees soit efface! Reunissons nos , des annates de la cour de Rome , de la pluralite des benefices, des pensions obte- DU 5 MAI 1789 JUSQC A LA NUIT DU 4 AOUT. 99 nues sans titres, furent successivement propos^es et admises. Apres les sacrifices des particuliers vin- rent ceux des corps, des villeset des provinces. Les jurandes et les maitrises furent abolies. Un depute du Dauphine , le marquis de Blacons , pronon^a au nom de sa province une renonciation solennelle a ses privileges. Les autres provinces imiterent le Dauphine, et les villes suivirent I'exemple des pro- vinces. Une medaille fut frappee pour eterniser la memoire de ce jour, et Tassemblee decern a a Louis XVI le titre de Restaurateur de la liberte frangaise. Cette nuit, qu'un ennemi de la revolution appela dans le temps la Saint-Barthelemy des proprietes, fut surtout la Saint-Barthelemy des abus. Elle de- blaya les decombres de la feodalite ; elle delivra les personnes des restes de la servitude, les terres des d^pendances seigneuriales , les proprietes roturi^res des ravages du gibier et de Texaction des dimes. En detruisant les justices seigneuriales , restes des pouvoirs prives , elle conduisit au regime des pou- voirs publics : en detruisant la venalite des charges de la magistrature, elle presagea la justice gratuite* Elle fut le passage d'un ordre de choses oil tout ap- partenait aux particuliers a un autre oil tout devait appartenir a la nation. Cette nuit changea la face 1 00 CH APITBE PREMIER . du royaume, elle rendit tous les Fran9ais egaux; ils purcnt tous parvenir aux emplois, aspirer a la propriete, et exercer rinduslrie. Enfin , cette nuit fut une revolution aussi importante . que le sou- levement du i4 juillet, dont elle etait la conse- quence. EUe rendit le peuple maitre de la societe, comme Tautre Tavait rendu maitre du gouverne- ment , et elle lui permit de preparer la nouvelle constitution en detruisant Tancienne. Ija revolution avait eu une marche bien rapide , ?t avait obtenu en peu de temps de bien grands re- sultats ; elle eut ete moins prompte et moins com- plete si elle n'eut pas ete attaquee. Chaque refiis de- vint pour elle I'occasion d'un succes; elle dejoua Tintrigue, resista a Tautorite, triompha de la force; et, au moment oil nous sommes parvenus, tout Tedifice de la monarchie absolue avait croul^ par la faute de ses chefs. Le 17 juin avait vu disparaitre les trois ordres, et les etats generaux se changer en assemblee de la nation; le 23 juin avait ete le terme de Tinfluence morale de la royaute; le i4 juillet , celui de sa puissance materielle ; I'assemblee avait herite de Tune, et le peuple de Tautre ; enfin, le 4 aout avait ete le complement de cette premiere revolution. L'epoque que nous venons de parcourir se detache des autres d'une mani^re saillant^y pen- DU 5 MAI 1789 JUSQXTA LA NtTIT DU 4 AOTJT. 101 dant sa courte duree , la force se deplace j et tous les cliangements preliminaires s'accomplissent. L'e- poque qui suit est celle ou le nouveau regime se dis- cute, s'etablit, et ou Tassemblee, apres avoir etc destructive , devient constltuante. *). CHAPITRE II. I^puis la unit da 4 ao4t Jasqu'anx S et 6 octobre 1789. Kitat de Tassemblee constituante. ¡ª Parti du haut clerge et de la no- blesse ; Maury et Cazales. ¡ª Parti du ministere et des deux cham-' bres : Mounier, Lally-ToUendal. ¡ª Parti populaire ; triumvirat de Bamave, Duport et Lameth ; sa position ; influence de Sieyes ; Mira- beau; chef de Tassemblee a cette epoque. ¡ª Ce qu'il faut penser du parti d'Orleans. ¡ª Travaux constitutionnels : declaration des droits; permanence et unite du corps legislatif; sanction royale; agitation exterieure qu'elle cause. ¡ª Projet de lacour; repas des gardes du corps; insurrection des 5 et 6 octobre; le roi vient habiter Paris. L'assemblee nationale , composee de Telite de la nation , etait pleine de lumleres , d'intentions pures et de vues de bien public. Elle n'etait pourtant pas sans partis, ni sans dissidence; mais la masse n'etait sous I'empire ni d'une idee ni d'un liomme , 104 CHAPITRE II. et ce fut elle qui, d'apres une conviction toujours libre, souvent spontanea , decida des deliberations et decerna la popularite. Voici quelles etaient , au milieu d'elle , les divisions de vues et d'interets. Ija cour avait dans I'assemblee un parti , celui des privilegies , qui garda quelque temps le silence , et qui ne prit qu'une part tardive aux discussions. Ce parti etait compose de ceux qui , a Pepoque de la dispute des ordres , s'etaient declares contre la reunion. Malgre leur accord momentane avec les communes dans les dernieres circonstances , les classes aristocratiques avaient des interets contraires a ceux du parti national. Aussi la noblesse et le haut clerge , qui formerent la droite de Passemblee, furent en opposition constante avec lui, excepte dans certains jours d'entrainement. Ces mecontents de la revolution, qui ne surent ni I'empecher par leurs sacrifices ni Parreter par leur adhesion , com- battirent d'une maniere systematique presque toutes ses reformes. lis avaient pour principaux organes deux hommes qui n'etaient point parmi eux les pre- miers en naissance et en dignites , mais qui avaient la superiority du talent. Maury et Cazales repre- senterent en quelque sorte, Tun le clerge, I'autre la noblesse. Ces deux orateurs des privilegies , suivant les in- DE LA NUrr DU 4 AOUT AUX 6 ET 6 OCTOBBB 1789. 106 tentions de leur parti qui ne croyait pas a la duree des changements , cherchaient moins a se defendre qu'a protester; "^et dans toutes leurs discussions ils eurent pour but plutot de desservir I'assemblee que de I'eclairer. Cliacun d'eux mit dans son role la tournure de son esprit et de son caractere : Maury fit de longues oraisons , Cazales de vives sorties. Le premier conservait a la tribune ses habitudes de predicateur et d'academicien : il discourait sur les matieres legislatives , quelquefois sans les entendre , et il saisissait rarement le point juste d'une question ou meme le point avantageux pour son parti. 11 montrait de Taudace, de I'adresse, des ressources varices , une facilite brillante ou des saillies spiri-' tuelles 5 mais jamais une conviction profonde , ui jugement ferme , une eloquence veritable. L'abbe Maury parlait comme les soldats se battent. Nul ne savait contredire plus souvent et plus longtemps que lui , ni suppleer aux bonnes raisons par des citations ou des sophismes , et aux mouvements de Tame par des formes oratoires. Quoique avec beaucoup de talent, il manquait de ce qui 1^ vivifie, la verite- Cazales etait Toppbse de Maury; il avait un es- prit prompt et droit ; son elocution etait aussi fa- cile, mais plus animee; il y avait de la franchise dans ses mouvements j et les raisons qu'il donnait 106 CHAPITRE II. etaient toujours le& meilleures. NuUement rheteur, il prenait dans uae question qui interessait son parti le cote juste ^ et laissait a Maury le cote de- clamatoire. Avec la nettete de ses vues, I'ardeur dc. son caractere et le bon usage de son talent , il n'y avait de faux chez lui que ce qui appartenait a sa position; au lieu que Maury ajoutait les erreurs do son esprit a celles qui etaient inseparables de sa cause. Necker et le ministere avaient egalement un parti ; iiiais il etait moins nombreux que I'autre, parce qu'il etait un parti modere. La France etait alors divisee en anciens privilegies , qui s'opposaicnt a la revolution , et en soutiens des interets generaux du peuple, qui la voulaient entiere. II n'y avait pas encore place entre eux pour un parti qui s*erigeat en mediateur. Necker etait declare pour la consti- tution anglaise , et tous ceux qui partageaient son avis, par croyance ou par ambition, s'etaient ral- lies a lui. Dc ce nombre etaient Mounier, esprit I'erme, caractere inflexible, qui considerait ce sys- teme comme le type des gouvernements repr&en- tatifs; Lally-ToUendal , tout aussi convaincu que lui et plus persuasif ; Clermont-Tonnerre , Tami el Tassocie de Mounier et de Lally ; enfin , la minorite de la noblesse et une partie des eveques , qui esp^ DB LA NUIT DU 4 AOLT AUX 6 ET 6 OCTOBEE 1789. 107 raient devenir raerabres de la chambre haute si Ics Idees de Necker etaient adoptees. IjCS chefs de ce parti , qu'on appela plus tard le parti des monarchiens ^ auraient voulu faire la revolution par accommodement , et introduire en France un gouvernement representatif tout fait , celui d'Angleterre. A chaque epoque , ils supplie- rent ceux qui etaient les plus puissants de transiger avec les plus faibles. Avant le i4 juillet , ils deman- daient a la cour et aux classes privilegiees de con- tenter les communes ; apres , ils demanderent aux communes de recevoir a composition la cour et les classes privilegiees. lis pensaient qu'on devait con- server a chacun son action dans TEtat , que des partis deplace's sont des partis mecontents , et qu'il faut leur creer une existence legale sous peine di* s'exposer a des luttes interminables de leur pari. Mais ce qu'ils ne voyaient pas , c'etait le peu d'a- propos de leurs idees dans un moment de passions exclusives. La lutte etait commencee , la lutte qui devait faire triompher un systeme, et non amener un arrangement. C'etait une victoire qui avail rem- place les trois ordres par une seule assembleo , et il €tait bien difficile de rompre I'unite de cette as- semble pour parvenir au gouvernement des deu\ chambres. Les moderes n'avaient pas pu obtenir ce 108 CHAPITRE II. gouvernement de la cour ; ils ne devaient pas Tob- tenir davantage de la nation : a Tune il avail paru trop populaire, pour 1 'autre il etait trop aristocra- tique. Le reste de Passemblee formait le parti national. On n'y remarquait pas encore les hommes qui , tek que Robespierre, Petion , Buzot , etc., voulurent plus tard commencer une seconde revolution lors- que la premiere fut achevee. A cette epoque, les plus extremes de ce cote etaient Duport, Barnave et Lameth , qui formaient un triumvirat dont les opinions etaient preparees par Duport , soutenues par Barnave et dont la conduite etait dirigee par Alexandre Lameth. 11 y avait quelque chose de tres remarquable et qui annoncait I'esprit d'egalite de I'epoque dans Tunion intime d'un avocat appar- tenant a la classe moyenne , d'un conseiller appar te- nant a la classe parlementaire , d'un colonel appar- tenant a la cour, qui renoncaient aux interets de leur ordre pour s'associer dans des vues de bien public et de popularite. Ce parti se placa d'abord dans une position plus avancee que celle oil la re- volution etait par venue. Le i4 juillet avait ete le triomphe de la classe moyenne : la Constituante etait son assemblee ; la garde nationale , sa force armee; la mairie, son pouvoir populaire. Mirabeau, DB LANUIT DU 4 AOUT AUX 5 BT 6 OCTOBRE 1789. 109 la Fayette, Bailly, s'appuyerent sur cette classe, et en furent , Tun le tribun , I'autre le ge'neral , Tautre le magistrat. Le parti Duport, Barnave et Lameth avait les principes et soutenait les interets de cette epoque de la revolution ; mais , compost'^ d'hommes jeunes , d'un patriotisme ardent , qui ar- rivaient dans les affaires publiques avec des qualites superieures , de beaux talents , des positions ele- vees , et qui a Tambition de la liberte joignaient celle du premier role , ce parti depassa un pen , d^s les premiers temps , la revolution du i4 juillet. II prit son point d'appui, dans Tassemblee, sur les membres de I'extreme gauche; hors de Tassemblee, sur les clubs ; dans la nation , sur la partie du peuple qui avait coopere au i4 juillet et qui ne voulait pas que la bourgeoisie seule profitdt de la victoire. En se mettant a la lete de ceux qui n'avaient pas de chefs , et qui , elant un peu en dehors du gouverne- ment , aspiraient a y entrer, il ne cessa pas nean- moins d'appartenir a cette premiere epoque de la revolution. Seulement il forma une espece d'oppo- sition democratique dans la classe moyenne , ne dif- fcrant des chefs de celle-ci que sur des points de peu d'importance , et votant avec eux dans la plu- part des questions. C'etait plutot entre ces hommes R&VOL. FBAN^AISB. T. I. 7 110 CHAPITBE II. populaires une emulation de patriotisme qu'une dis- sidence de parti. Duport , dont la tete etait forte et qui avait ac- quis une experience prematuree de la conduite des passions politiques dans les luttes que le parlement avait soutenues contre le minist^re et qu'il avait en partie dirigees, savait qu'un peuple se repose des qu'il a conquis ses droits, et qu'il s'afjfaiblit des qu'il se repose. Pour tenir en haleine ceux qui gou- vernaient dans I'assemblee , dans la mairie, dans les milices ; pour empecher Taction publique de se ralentir, et ne pas licencier le peuple , dont peut- etre on aurait un jour besoin, il con9ut et executa la fameuse confederation des clubs. Cette institu- tion J comme tout ce qui imprime un grand mou- yement a une nation , fit et du mal et du bien. Elle entrava Tautorite legale lorsque celle-ci etait suffi- sante ; mais aussi elle donna une energie immense a la revolution lorsque , attaquee de toutes parts , elle ne pouvait se sauver qu'au prix des plus violents efforts. Du reste j ses fondateurs n'avaient pas cal- cule toutes les suites de cette association. Elle etait tout simplement pour eux un rouage qui devait en- tretenir ou remonter sans danger le mouvement de la machine publique quand il tend rait a se ralentir DE LA NUIT DU 4 AOUT AUX.5 BT 6 OCTOBBE 1789. Ill ou a cesser; ils ne crurent point travaiUer au proHt de la multitude. Apres la fuite de Varennes , le parti populaire extreme etant devenu trop exigcant et trop redoutable , ils rabandoiinerent et ils s'appuyerent contre lui sur la masse de I'assemblee et sur la classe moyenne, dont la mort de Mirabeau avait laisse la direction vacante. A cette epoque, il leur impor- tait d'asseoir promptement la revolution constitu- tionnelle; car la prolonger, c'eut ete conduire a la revolution republicaine. La masse de I'assemblee, dont nous avons deja parle , abondait en esprits justes , exerces et meme superieurs. Ses chefs etaient deux hommes etrangers au tiers etat et adoptes par lui. Sans Pabbe Sieyes, I'assemblee constituante eut peut-etre mis moins d'ensemble dans ses operations , et sans Mirabeau moins d'energie dans sa conduite. Sieyes etait un de ces hommes qui font secte dans des siecles d'enthousiasme y et qui exercent I'ascen- dant d'une puissante raison dans un siecle de lu- mieres. La solitude et les travaux philosophiques I'avaient muri de bonne heure ; il avait des idees neuves, fortes, mais un peu trop systematiques. La societe avait surtout ete I'objet de son examen ; il en avait suivi la marche , decompose les ressorts ; la nature du gouvernemeni lui paraissait moins en- 112 CHAPITRE II. core une question de droit qu'une question d'epo- que. Dans son intelligence regulatrice etait ordon- nee la societe de ces jours, avec ses divisions, ses rapports, ses pouvoirs et son mouvement. Quoique froid , Sieyes avait Tardeur qu'inspire la recherche de la verite , et la passion qu'on a lorsqu'on croi Tavoir decouverte : aussi etait-il absolu dans ses idees , dedaigneux pour celles d'autrui , parce qu'il les trouvait incompletes, et qu'a ses yeux la demi- verite c'etait Terreur. La contradiction Tirritait; il etait peu communicatif; il aurait voulu se faire connaitre en entier, et il ne le pouvait pas avec tout le monde. Ses adeptes transmettaient ses sys- t^mes aux autres , ce qui lui donnait quelque chose de mysterieux et le rendait Tobjet d'une espfece de culte. Il avait Tautorile que procure une science politique arretee ; et la constitution aurait pu sortir de sa tete tout armee comnie la Minerve de Ju- piter ou la legislation des anciens, si de notre temps chacun n'avait pas voulu y concourir ou la juger. Ce- pendant, a pSirt quelques modifications, ses plans, furent generalement adoptes, et il eut dans les co- mites encore plus de disciples que de coUaborateurs. Mirabeau obtint a la tribune le meme ascendant que Sieyes dans les comites. C*etait un homme qui n*attendait qu'une occasion pour etre grand. A ' DE LA NXJIT DU 4 AOUT AtTX 5 BT 6 OCTOBRB 1789. 113 Rome, dans les beaux temps de la republique, il eut ete un des Gracques ; sur son declln , uti Catilina ; sous la Fronde, un cardinal de Retz; et dans la decre- pitude d*une monarchic, ou un etre tel que lui ne pouvait exercer ses immenses facultes que dans Ta- gitation, il s'etait fait remarquer par la vehemence de ses passions , les coups de Tautorite , une vie pas- see a commettre des* desordres et a en souffrir. A cette prodigieuse activite il fallait de Temploi ; la revolution lui en donna. Habitue a la lutte contre le despotisme , irrite des mepris d'une noblesse qui , lui reprochant ses ccarts, le rejetait de son sein; habile, audacieux, eloquent, Mirabeau sentit que la revolution serait son oeuvre et sa vie. Il repon- dait aux prinoipaux besoins de son epoque. Sa pen- ce , sa voix, son action, etaient celles d*un tribun. Dans les circonstances perilleuses, il avait Tentrai- nement qui maitrise une assemblee ; dans les dis- cussions difficiles, le trait qui les termine; d'un mot il abaissait les ambitions, faisait taire les inimities, deconcerlait les rivalites. Ce puissant mortel , ?i Taise au milieu des agitations , se livrant tanlot a la fou- gue, tantot aux familiarites de la force, exercait dans Fassemblee une sorte de souverainete. Il ob- tint bien vite une popularite immense , qu'il con- serva jusqu'au bout; et celui qu'evitaient tous les Hi CHAPITRE II. regards lors de son entree aux etats fut , a sa mort y porte au Pantheon au milieu du deuil et de I'as- semblee et de la France. Sans la revolution, Mira- beau eut manque sa destinee; car il ne suffit pas d'etre grand homme, il faut venir a propos. Le due d*0rleans y auquel on a donne un parti j avait bien peu d'influence dans Tassemblee ; il vo- tait avec la majorite , et non la majorite avee lui. Uattachement personnel de quelques-uns de ses membres, son nom , les craintes de la cour, la po- pularite dont on recompensait ses opinions , des es- perances bien plus que des complols , out grossi sa reputation de factieux. 11 n'avait ui les qualites ni meme les defauts d'un conspirateur ; il peut avoir aide de son argent et de son nom des mouvements populaires qui auraient egalement eclate sans lui et qui avaient un autre objet que son elevation. Une erreur * commune encore est d'attribuer la plus grande des revolutions a quelques sourdes et petites menees , comme si , en pareil temps, tout un peuple pouvait servir d'instrument a un homnie ! L'assemblee avait acquis la toute-puissance : les municipalites relevaient^d'elle, les gardes nationales lui obeissaient. Elle s'etait divisee en comites, pour faciliter ses travaux et pour y suffir6. Le pouvoir royal , quoique existant de droit , etait en quelque DE LA NUIT-DU 4 AOUT AUX 6 ET 6 OCTOBRE 1789. 115 sorte suspendu^ puisqu'il n'etait point obei, et Tas- semblee avait du suppleer a son action par la sienne propre. Aussi , independamment des comites char- ges de la preparation de*ses travaux, en avait-elle noinme d'autres qui pussent exercer une utile sur- veillance au dehors. Un comite des subsistances s'oc- cupait des approvisionnements , objet si important dans une annee de disette ; un comite des rapports correspondalt avec les municipalites et les provin- ces ; un comite des recherches recevait les denon- ciatidns contre les conspirateurs du i4juillet. Mais le sujet special de son attentioa etait les finances et la constitution, que les crises passees avaient fait ajourner. Apres avoir pourvu momentanement aux besoins du tresor , Tassemblee , quoique devenue souveraine, consulta , par Texamen des cahiers , le voeu de ses commettants. Elle proceda ensuite dans ses etablis- sements avec une methode, une etendue et une liberte de discussion qui devaient procurer a la France une constitution conforme a la justice et a ses besoins. Les Etats-Unis d'Amerique , au moment de leur independance , avaient consacre dans une declaration les droits de I'homme et ceux du ci- toyen. C'est toujours par la qu'on commence. Un peuple qui sort de I'asservissement eprouve le be- 11 ? CHAPITRE II. soin de proclamer ses droits avant meine de fonder son gouvernement. Ceux des Francais qui avaieot assiste a cette revolution et qui cooperaient a la no- tre , proposerent une declaration semblable comme preambule de nos lois. Cela devait plaire a une assemblee de legislateurs et de philosopkes, qui n'etait retenue par aucune limite , et qui se dirigeait d'apres les idees fondamentales et absolues sur les- quelles le dix-huiti^me si^cle , dont elle etait I'el^ve, faisait reposer la societe bumaine. Quoique cette declaration ne contint que des principes generaux , et qu'elle se bornat a exposer en maximes ce que la constitution devait metlre en lois, elle etait propre a elever les ames et a donner aux citoyens le sentiment de leur dignite et de leur importance. Sur la proposition de la Fayette, I'assemblee avait deja commence cette discussion , que les evenements de Paris et les decrets du 4 aout Tavaient forcee d'interrompre ; elle la reprit alors et la termina , en consacrant des principes qui servirent de table a la nouvelle loi , et qui etaieixt la prise de possession du droit au nom de Tliumanite. Ces generalites etant adoptees , Tassemblee s'oc- cupa de Torganisation du pouvoir legislatiif. Get objet etait un des plus importants; il devait fixer la nature de ses fonctions , et etablir ses rapports avec DB LA NUIT DU 4 AOUT AUX 6 ET 6 OCTOBRB 1789. 117 le roi. Dans cette discussion^ Tassemblee allait uni- quement decider de Telat a venir d? pouvoir legis- latif. Quant a elle, revetue de Tautorite consti- tuaote, elle etait placee au-dessus de ses propres arretes_, et aucun pouvoir intermediaire ne devait sus- pendre ou empecher sa mission. Mais quelle serait pour les sessions futures la forme du corps delibe- rant? Demeurerait-il indivisible ou se decpmpose- rait-il en deux chambres? Dans le cas ou cette der- niere forme prevaudrait , quelle serait la nature de la seconde chambre? En ferait-on une assemblee aristocratique ou un senat moderateur? Enfin , le corps deliberant, quel qu'il fut, serait-il permanent ou periodique , et le roi partagerait-il avec lui la puissance legislative? Telles furent les difficultes qui agiterent Tassemblee et Paris pendant le mois de septembre. On compreudra facilement la maniere dont ces questions furent resolues si Ton consid^re la posi- tion de Tassemblee et les idees qu'elle avait sur la souverainete. Le roi n* etait a ses yeux qu*un agent hereditaire de la nation , auquel ne pouvait appar- tenir ni le droit de convoquer ses representants , ni celui de les diriger, ni celui de les suspendre. Aussi lui refusa-t-elle Tinitiative des lois et la dissolution de Tassemblee. Elle ne pensait pas que le corps le- 7. 1 18 CHAPITRE II. gislatif dut Stre mis dans la dependance du roi. D'ailleurs elle craignait qu'en accordant au gou- vernement une action trop forte sur rassemblee , ou en ue tenant pas celle-ci toujours reunie , le prince ne profitat des intervalles ou il serait seul pour empieter sur les autres pouvoirs , et peut-etre meme pour delruire le regime nouveau. On voulut done opposer a une autorite toujours active une as- semblee toujours subsistante^et Ton decreta. la per- manence du corps legislatif. Quant a son indivisibi- lite ou a son partage , la discussion fut tres animee. Necker, Mounier, Lally-ToUendal voulaient , outre une cliambre de representants , un senat dont les membres seraient nommes par le roi sur la presen- tation du peuple. lis pensaient que c'etait le seul moyen de moderer la puissance et meme d'empe- clier la tyrannic d'une seule assemblee. lis avaienfc pour partisans quelques membres qui partageaient leurs idees, ou qui esperaient faire partie de la chambre haute. La majorite de la noblesse aura.it Youlu non une pairie, mais une assemblee aristo- cratique, dont elle aura it elu les membres. On ne put pas s'entendre , le parti Mounier se refusant a un projet qui aurait ressuscite les ordres, et les aristocrates rejetant un senat qui confirmait la mine de la noblesse. Le plus grand nombre des deputes DE LA NUIT DU 4 AOUT AUX 5 ET 6 OCTOBRE 1789. 119 dii clerge et des communes etait pour Tunite de Tas- semblec. II paraissait illegal au parti populaire de constituer des legislateurs a vie : ce parti croyait que la chambre haute servirait d'instrument a la cour et a raristocratie , et serait des lors dangereuse, ou bien deviendrait inutile en se reunissant aux com- munes. Ainsi le parti nobiliaire par mecontente- ment, le parti national par esprit de justice absolue^ rejeterent egalement la chambre haute. Cette determination de I'assemblee a ete Tobjet de beaucoup de reproches. Les partisans de la pairie ont attribue tous les maux de la revolution a son absence, comme s'il eut ete possible a un corps, quel qu'il fut, d'arreter sa marche! Ce n'est point la constitution qui lui a donne le caractei*e qu'elle a eu, ce sont les evenements occasionnes par la lutte des partis. Qu'eiit fait la chambre haute entre la cour et la nation? Declaree enfaveur dela premiere, elle ne I'eut ni conduite ni sauvee; enfaveur de la se- conde, elle ne I'eut pas renforcee, et, dans les deux cas, sa suppression etait infaillible. On va vite en pareil temps, et tout ce qui arrete est de trop. En Angleterre la chambre des lords, quoiqu'elle se mon- trat tres docile, futsuspendue pendant la crise dela revolution. Ces diverssystemesontchacun leur epo- J 20 CHAPITRE II. que : les revolutions se font avec una scule chain- bre, et se tenninent avec deux, La sanction royale excita de grands debats dans I'assemblee et une runieur violente au dehors. U s'a- gissait de determiner Taction du monarque dans la confection des lois. Les deputes etaient presque tous d'accord sur un point : ils etaient resolus a lui re- connaitre le droit de sanctionner ou de refuser les lois ; mais les uns voulaient que ce droit fut illimite , les autres qu'il fut temporaire. Au fond, c'etait la meme chose ; car il n'etait pas possible au prince de prolonger son refus indefiniment, etlevelo, quoique aLsolu , n'aurait ete que suspensif. Mais cette fa- culte, donnee a unhomme seul , d'arreter la volonte d'un peuple, paraissait exorbitante, hors de I'assem- blee surtout, oil elle etait moins comprise. Paris n'etait point encore revenu de I'agitation du i4 juillet, il etait au debut dugouvernement po- pulaire, et il en eprouvait la liberte et le desordre. L'assemblee des electeurs, qui, dans les circons- tancesdifficiles, avait tenu lieu de municipallte pro- visoire, venait d'etre remplacee. Cent quatre-vingts membres , nommes par les districts , s'etaient cons- titues en legislateurs et en representants de la com- mune. Pendant qu'ils travaillaient h un plan d'orga- DE LA NUIT DU ^ AOUT AUX 6 ET 6 QCTOBRE 1789. 121 nisation municipale, chacun voulalt commander; car en France Tamour de la liberie est un peu le gout du pouvolr. Les comites agissaient a part du maire ; I'assemblee des representanls s'elevait contre les comiles, et les districts contre I'assemblee des representants. Cliacun des soixante districts s'attri- buait le pouvoir legislatif, et donnait le pouvoir exe- cutif a ses comites; ils consideraient tons comme leurs subordonnes les membres de Tassemblee gene- rale, dont ils s'accordaient le droit de casser les ar- retes. Cette idee de souverainete du mandant sur le delegue faisait des progres rapides. Tous ceux qui ne participaient pas a Tautorite se reunissaient en assemblees , et la se livraient a des deliberations. Les soldats discutaient a TOratoire, les garcons tailleurs a la Colonnade, les perruquiers aux Champs-Elysees , les domestiques au Louvre. Mais c'etail dans le jardin du Palais-Royal surtout qu'avaient lieu les discussions les plus animees ; on y examinait les mati^res qui occupaient les de- bats de Tassemblee nationale , et I'on y controlait ses discussions. La disette occasionnait aussi des attroupements , et ceux -la n'etaient pas les moins dangereux. Tel etait Tetat de Paris lorsque la discussion sur le veto fut entamee. La crainte qu'excita ce droit 122 CHAPITBE II. accorde au roi fut extreme ; on eut dit que le sort de la liberie etait attache a cette decision, et que le veto ramenerait seul a I'ancien regime. La mul- titude, qui ignore la nature et les limites des pou- voirs, voulait que Tassemblee, en qui elle se con- fiait, put touty et que le roi, dont elle sedefiait^ ne put rien. Tout instrument laisse a la dispo- sition de la cour paraissait un moyen contre-re- volutionnaire. Le Palais-Royal s^agita ; des lettres mena^antes furent ecrites aux membres de Tassem- bleequi, tels que. Mounier, s'etaient declares pour le veto absolu; on parla de les destituer comme des representants infideles , et de marcher sur Ver- sailles. Le Palais-Royal envoya une deputation a Tassemblee de la commune , et lui fit demander de declarer les deputes revocables , et de les rendre en tout temps dependants des electeurs. La com- mune fut ferme , repoussa les demandes du Palais- Royal , et prit des mesures pour empScher les at- troupements. La garde nationale la seconda ; elle etait fort bien disposee, la Fayette avait acquis sa confiance, elle commen^ait a etre organisee^ elle portait Tuniforme, elle se formait a la dis- cipline , dont les gardes fran^aises lui donnaient I'exemple, et elle apprenait de son chef I'amour de Tordre et le respect pour la loi. Mais la classe DE LA NUIT DU 4 AOUT AUX 5 ET 6 OCTOBRE 1789. 12a moyenne, qui la composaity n'avait pas encore exchisivement pris possession du gouvernement populaire. La multitude enrolee le i4 juillet n'etait pas lout a fait econduite. Uagitation du dehors rendit orageux les debats sur le veto; une ques- tion fort simple acquit par la une tr^s grande im* portance, et le ministere, voyant combien I'effet d'une decision absolue pourrait etre funeste, sen- tant d'ailleurs que, par le fait, le veto illiinite et le veto suspensif etaient les memes , decida le roi a se reduire a ce dernier et a se desister de Tautre. L'assemblee decreta que le refus de sanction du prince ne pourrait pas se prolonger au dela de deux legislatures, et cette decision satisfit tout le monde. La cour profita de Tagitation de Paris pour realiser d'autres projets. Depuis quelque temps on agissait sur Tesprit du roi. II avait d'abord refuse de sanctionner les decrets du 4 aout, quoiqu'ils fussent constituants^ et qu'il ne put des lors que les promulguer. Apres les avoir acceptes sur les obser- vations de Tassemblee, il renouvelait les memes dif- ficultes relativement a la declaration des droits. Le but de la cour etait de faire considerer Louis XVI comme opprime par lassemblee, et contraint de se soumetlre a des mesures qu'il ne voulait pas ac- 124 CHAPITRE II. cepter; elle siipportait impatlemment sa situation, et' voulalt ressaisir son ancienne autorite. La fuite etait le seul moyen, et il fallait la legitimer; on ne pouvait rien en pre'sence de Tassemblee et dans le voisinage de Paris. L'autorite royale avait echoue le 23 juin, i'appareil militaire le i4 juillet; il ne restait plus que la guerre civile. Comme il etait difficile d'y decider le roi, on attendit le decnier moment pour Tentrainer a la fuite, et son incertitude fit manquer le plan. On devait se retirer a Metz aupres du marquis de Bouille, au milieu de son armee, appeler de la, autour du monarque, la noblesse, les troupes reslees fi- deles, les parlements ; declarer I'assemblee et Paris rebelles, les inviter a Tobeissance ou les y forcer, et, si Ton ne retablissait pas Tancien regime absolu, se borner au moins a la declaration du 23 juin. D'un autre cote , si la cour avait interet a eloi- gner le roi de Versailles, afin qu'il put entre- prendre quelque chose, les partisans de la revolu- tion a vaient interet a le conduire a Paris; la fac- tion d'Orleans, s'il en existait une, devait faire en sorte de pousser le roi a la fuite en Tintimidant, dans Tespoir que Tassemblee nommerait son chef lieutenant general du rofaume; enfin le peuple^ manquant de pain, devait esperer que le sejour DE LA NUIT DU 4 AOUT AUX 6 ET 6 OCTOBRB 1789. 126 du roi a Paris ferait cesser ou diminuer la di- sette. Toutes ces causes existant, il ne manquait plus qu'une occasion dc soulevement ; la cour la fournit. Sous le pretexle de se mettre en garde contre les mouvements de Paris, elle appela des troupes a Versailles ? doubla les gardes du corps de ser- vice, fit venir des dragons et le regiment de Flandre. Get appareil de troupes donna lieu aux craintes les plus vives : on repandit le bruit d'un coup d'Etat contre-revolutionnaire, et on annon^a comme prochaine la fuite du roi et la^dissolution de Tassemblee. Au Luxembourg, au Palais-Royal, aux Champs- Elysees, on aper^ut des uniformes inconnus, des cocardes noires ou jaunes; les en- nemis de la revolution montraient une joie qu'on ne leur voyait plus depuis quelque temps. La cour par sa conduite confirma les soupcons, et devoila le but de tous ces preparatifs. Les officiers du regiment de Flandre, recus avec inquietude par la ville de Versailles, furent fetes au chateau , et on les admit meme au jeu de la reine. On chercha a s'assurer de leur devoue- ment; un repas de corps leur fut donne par les gardes du roi. Des officiers de dragons et de chasseurs qui se trouvaient a Versailles, ceux des 126 CHAPITRE II. gardes suisses, des cent-suisses , de la prevote et I'ctat-major de la garde nationale y fiirent invites. On choisit pour lieu du festin la grande salle de spectacle, exclusivement destinee aux fetes les plus solennelles de la cour, et qui, depuis le manage du second frere du roi, ne s'etait ouverte que pour rempereur Joseph II. Les musiciens du roi eurent ordre d'assister a cette fete, la premiere que les gardes eussent encore donnee. Pendant le repas, on porta avec enthousiasme la sante de la famille royale; celle de la nation fut omise ou rejetee. Au second service, les grenadiers de Flan- dre , les suisses et des dragons furent introduits pour etre temoins de ce spectacle et participer aux sentiments qui animaient les convives. Les trans- ports augmentaient d'un moment a Tautre. Tout d'un coupon annonce le roi ^ qui entre dans la salle du banquet en habit de chasse, suivi de la reine tenant le dauphin dans ses bras. Des acclama- tions d'amour et de devouement se font entendre ; Tepee nue a la main , on boit a la sante de la famille royale; et, au moment ou Louis XVI se retire, la musique joue Fair : O Richard I 6 mon roi, Vunis^ers t'abandonnel... La scene preud alors un caract^re signiBcatif : la marche des Hulans et les vins vers^ avec profusion font pordre aux DE LA NUIT DU 4 AOUT AUX 6 ET 6 OCTOBRE 1789. 127 convives toute reserve. On sonne la charge; des convives chancelants escaladent les loges cbmme si I'on montait a I'assaut; des cocardes blanches sont distribuees; la cocarde tricolore est, dit-on, ibulee aux pieds, et'cetle troupe se repand ensuite dans les galeries du chateau, oil les dames de la cour lui prodiguent les felicitations et la decorent de rubans et de cocardes. Tel fut ce fameux repas du i*' octobre, que la cour eut Timprudence de renouveler le 3. On ne pent s'empecher de deplorer sa fatale imprevoyance ; elle ne savait ni se soumettre a sa destinee ni la changer. Le rassemblement des troupes, loin de prevenir Tagression de Paris, la provoqua; le banquet ne rend it pas le devouement des soldats plus sur , tandis qu'il augmenta I'indisposition du peuple. Pour se garder il ne fallait pas tant d'ar- deur, ni pour fuir tant d'appareil; mais la cour 6 ne prenait jamais la mesure propre a la reussite de ses desseins, ou ne la prenait qu'a demi, et pour se decider elte attendait toujours qu'il ne fut plus temps. A Paris , la nouvelle du repas produisit la plus grande fermentation. Des le 4, des rumeurs sour- des, des provocations contre-revolutionnaires , la crainte des complots, ['indignation contre la cour, 128 CHAPITRE II. la frayeur croissante tie la disettc , tout annon- cait uii soulevement; la multitude tournait deja ses regards vers Versailles. Le 5, I'insurrection eclata d'une maniere violente et irresistible; le manque absolu de farine en fut le signal. Une jeune fiUe entra dans un corps de garde, s'em- para d'un tambour, et parcourut les rues en bat- tant la caisse et en criant : Du pain ! du pain I elle fut bientot entouree d'un cortege de femmes. Cette troupe s'avanca vers I'Hotel de ville en se grossissant toujours; elle forca la garde a cheval qui etait aux portes de la commune, penetra dans Pinterieur en demandant du pain et des ar- mes; elle enfonca les portes, s'empara des armes, sonna le tocsin, et se disposa a marcher sur Ver- sailles. Bientot le peuple en masse fit entendre le meme voeu , et le cri : A Versailles ! de vint gene- ral. Les femmes partirent les premieres, sous la conduite de Maillard, un des volontaires de la Bastille. Le peuple, la garde nationale, les gardes fran^aises demandaient a les suivre. I^e comman- dant la Fayette s'opposa longtemps au depart; mais ce fut vainement , et ni ses efforts ni sa po- pularite ni purent triomplier de I'obstination de la multitude. Pendant sept lieures il la harangua et la retint. Enfin, impatientee de taut de retards, DE LA NUIT DU 4 AOUT AUX 6 ET 6 OCTOBRE 1789. 129 meconnaissant sa voix, elle allait se mettre en marche sans lui , lorsque , sentant que son devoir etait de la conduire afin de la contenir y comme il avail ele d'abord de Tarreter , il obtint de la com- mune Tautorisation du depart, et il en donna le signal vers les sept heures du soir. A Versailles Tagitation etait moins impetueuse, mais aussi reelle : la garde nationale et Tassem- blee etaient inquietes et irritees. Le double repas des gardes du corps , Tapprobation que venait de lui donner la reine en disant : ? J'ai ete eivchan-- tee de la journee ^ de jeudi ; ? les refus du roi d'accepter simplement la declaration des droits de riiomme, ses temporisations concertees et le defaut des subsistances excitaient les alarmes des repre- sentants du peuple et les remplissaient de soup- ? cons. Petion, ayant denonce le repas des gardes, fut somme par un depute royaliste de developper sa denonciation et de faire connaitre les coupa- bles. ? Que Ton declare expressement que tout ? ce qui n'est pas le roi est sujet et responsable , ? s'ecria \ivement Mirabeau, et je fournirai des (c preuves. ? Ces paroles , qui deslgnaient la reine, forcerent le cote droit au silence. Cette discussion hostile avait ele precedee et fut suivie de discus- sions moins animees sur le refus de sanction et sur 130 CHAPITBEII. la disette de Paris. Enfiti ^ une deputation venait d'etre envoyee au roi pour lui demander I'accepta- tion pure et simple des droits de riiomme %t pour le conjurer de hater Tapprovisionnement de la ca- pitate de tout son pouvoir, lorsqu'on annonca Tarrivee des femmes conduites par Maillard* Leur apparition inattendue, car elles avaient arrete tons les courriers qui auraient pu I'an- noncer, excita Teffroi de la cour. Les troupes de Versailles prirent les armes et entour^reht le cha- teau; mais les dispositions des femmes n'etaient point hostiles. Maillard, leur chef , lesavait decidees a se presenter en suppliantes, et c'est dans cette atti- tude qu'elles exposerent successivement leurs griefs a Tassemblee et au roi. Aussi les premieres heures de cette tumultueuse soiree furent assez calmes. Mais il etait bien difficile que des causes de trou- bles et d'hostilite ne survinssent pas entre cette troupe desordonnee et les gardes du corps , objet de tant d'irritation. Ceux-ci etaient places dans la cour du chateau , en face de la garde nationale et du regiment de Flandre. L'intervalle qui les s6pa- rait etak rempli de femmes et de volontaires de la Bastille. Au milieu de la confusion , suite inevitable d'un pareil rapprochement, une rixe s'engagea : ce fut le signal du desordre et du combat. Un officier DB LA NUIT DU 4 AOUT AUX 5 ET 6 OCTOBRB 1789. 181 des gardes frappa de son sabre un soldat parisien , et fut en retour atteiht d'un coup de feu au bras. La garde nationale prit parti contre les gardes du corps ; la melee deviut assez vive , et aurait ete sanglante sans la nuit , le mauvals temps et Tordre que les gardes du corps re^urent d'abord de cesser le feu , puis de se retirer. Mais, comme on les ac- cusait d'avoir ete les agresseurs, Tacharnement de la multitude fut quelque temps extreme; elle fit une irruption dans leur hotel : deux d'entre eux furent blesses , et un autre fut sauve avec peine. Pendant ce desordi'e , la cour etait consternee , la fuite du roi etait mise en deliberation^ des voitures etaient pretes ; un piquet de la garde nationale les aper9ut a la grille de I'orangerie, et, apr^s les avoir fait rentrer, ferma la grille. D'ailleurs le roi , soit qu'il eut ignore jusque-la les desseins de la cour, soit qu'il ne les crut pas praticables ^ refusa de s'evader. Des craintes se melaient a ses intentions pacifiques, lorsqu'il ne vouiait pas re- pousser I'agression ou prendre la fuite. Vaincu , il redoutait le mSme sort que Charles P*" en An- gleterre ; absent , il craignait que le due d'Qrleans n'obtint la lieutenance du royaume. Mais , sur ces entrefaites^ la pluie, la fatigue et Tinaction des gardes du corps ralentirent la fureur de la niul- 132 CHAPITRE U. titude , et la Fayette arriva a la tete de l*arinee parisienne. Sa presence ramena la securite a la cour, et les reponses du roi a la deputation de Paris satis- firent la multitude et Tarmee. En peu de temps , Tactivite de la Fayette, le bon esprit et la dis- cipline de la garde parisienne retablirent Tordre par tout. Le calme reparut. Cetle foule de femmes et de volontaires, vaincue par la lassitude^ s'e- coula; et les gardes nationaux furent les uns commis a la defense du chateau , les autres re^us li ez leurs fr^res d'armes de Versailles. La famille royale rassuree , apres les alarmes et les fatigues de cette penible nuit, se livra au repos vers deux heures du matin. A cinq heures, la Fayette, apres avoir visite les postes exterieurs , qui avaient ete confies a sa garde , trouvant le service bien execute , la ville calme, la foule dispersee ou endormie, prit aussi quelques instants dc sommeil. Mais vers six heures , quelques liommes du peuple, plus exaltes que les autres et eveilles plus tot qu'eux, rodaient autour du chateau. lis trouvirent une grille ouverte, avertirent leurs compagnons et penetrerent par cette issue. Malheureusement les postes int^- rieurs avaient ete laisses aux gardes du corps et refuses a I'armee parisienne. Ce fatal refus causa DE LA NUIT Dir4 AOUT AUX 5 ET 6 OOTOBRE 1789. 1S3 tous les malheurs de cette nuit. La garde interieure iravait pas meme ete doublee ; on avait a peine vi- sile les grilles , et le service se faisait negligemment , comme en temps ordinaire. Ces hommes, agites de toutes les passions qui les avaient conduits a Ver- sailles , aper^urent un garde du corps a une fe- netre , et Tassaillirent de leurs propos ; il tira sur eux et blessa un des leurs. lis se precipit^rent alors sur les gardes du corps, qui defendirent le chateau pied a pied et se devouerent avec heroisme ; I'un d'eux eut le temps d'avertir la reine , que menacaient sur- tout les assaillants, et la reine s'enfuit a demi nue aupres du roi. Le tumulte et les dangers etaient extremes dans le chateau. La Fayette, averti de Tinvasion de la demeure royale , monta a cheval et se dirigea en toute hate vers le lieu du danger. II rencontra sur la place des gardes du corps entoures de furieux qui voulaient les massacrer. II se jeta au milieu d'eux , appela a lui quelques gardes franeaises qui n'etaient pas eloi- gnes , et , apres avoir disperse les assaillants et sauve les gardes du corps , il se rendit precipitamment au chateau. II le trouva deja secouru par les grenadiers des gardes franeaises , qui , au premier bruit du tu- multe , etaient accourus et avaient protege les gardes du corps, dont plusieurs avaient ete cruellement 8 134 CHAPITRE II. egorges , contre la furle meurtriere des Parisiens. Mais la scene n'etait point terminee ; la foule ras- semblee dans la cour de marbre , sous le balcon du roi, le demandait a grands cris; le roi parut. On demanda son depart pour Paris , il promit d'y aller avec sa famille , et Ton couvrit cette nouvelie d'ap- plaudissements. La reine elait resolue a le suivre; mais les preventions etaient si fortes contre elk que le voyage n'etait pas sans danger; il fallait la reconcilier avec la multitude. La Fayette lui proposa de Taccompagner au balcon ; apres avoir hesite , elle s'y decida. lis parurent ensemble, et pour se faire entendre d'un signe a cette foule tumultueuse , pour vaincre ses animosites, reveiller son enthousiasme , la Fayette baisa avec respect la main de la reine ; la foule reponditpar ses acclamations. II restait encore a faire la paix des gardes du corps : la Fayette s'a- vanca avec un d'eux , placa sur son chapeau sa proprc cocarde tricolore , et Tembrassa a la vue du peuplc , qui s'ecria : Fwent les gardes du corps ! Ainsi finit cette scene. La famille royale partit pour Paris, es- cortee par I'armee et par ses gardes meles avec" elle. L' insurrection des 5 et 6 octobre fut un vrai mou- vement populaire. II ne faut pas chercher a cette insurrection des motifs secrets , ni Tattribuer a des ambitious cachees; elle fut provoquee par les im- DB LA NUIT DU 4 AOUT ATJX 6 ET 6 OOTOBKE 1789. 135 prudences de la cour. Le repas des gardes du corps, (les bruits de fuite, la crainte de la guerre civile el la disette porterent seuls Paris sur "Versailles. Si des iusligateurs particuliers , ce que les recherches les plus inleressees ont laisse douteux , contribuerent a pi'oduire le mouvement , ils n'en changerent ni la direction ni le but. Get evenement eut pour resultat de detruire Pancien regime de la cour ; il lui enleva sa garde , il la transporta de la residence royale de Versailles dans la capitale de la revolution , et la placa au milieu du peiiple. CHAPITRE 111. Depnig le G octobre 1789 Jusqu^a la mort de Mirabeauy en aTril 1791* Suite des evenemeuts d'octobre. ¡ª Ghangement des provinces en de- partements; organisation desautorites administratives et municipales d'apres le systeme de la souverainete populaire et de relection. ¡ª Finances; tons les moyens auxquels on a recours sont insuffisants, on proclame les biens du clerge biens nationaux. ¡ª La vente des biensdu clerge amene les assignats. ¡ª Constitution civile du clerge; opposition religieuse des eveques. ¡ª Anniversaire du 14 juillet; abolition des titres; federation du Ghamp-de-Mars. ¡ª Nouvellc organisation de Tarmee; opposition des officiers. ¡ª Schisme a propos de la constitution civile du clerge. ¡ª Clubs. ¡ª Mori de Mirabeau. ¡ª Pendant toute cette epoque la separation des pari is devient de plus en plus prouoncee. L' epoque qui fait le sujet de ce chapitre fut moins remarquable par les evenements que par la separa- tion de plus en plus prononcee des partis. A mesure que les changements s'operaient dans TEtat et dans les lois, ceux dont ils blessaient les interets ou les opinions se declaraient contre eux. I^ revolution 13* CHAPITKE III. avail eu pour adversaires, des le commencement des elats generaux, la cour; d^s la reunion des ordres . et Tabolition des privileges, la noblesse; des I'eta- blissement d^une seuie assemblee et le rejet des deu\ cliambres , le ministere et les partisans du gouver- nement anglais. EUe eutdeplns contre elle , des Tor- ganisation departementale, les pays d'^ats; des le decret sur les biens et sur la constitution civile du clei^e, tout le corps ecclesiastique ; des les nouveiies lois militaires, tons les officiersde Tarmee. 11 semble que Tassemblee n'aurait point du operer tant de changements a la fois, pour nc pas se faire un si grand nombre d'ennemis; mais ses plans generaux , ses besoins et les menees memes de ses adversaires conduisirent a toutes ces innovations. L* assemblee, apres les 5 et 6 octobre, eut son emigration, comme la cour avait eu la sienne apres le i4 juillet. Mounier et Lally-Tollendal la quitte- rent , desesperant de la liberte au moment oil leurs idees cesserent d'etre suivies. Absolus dans leurs plans, ils auraient voulu que le peuple, apr^s avoir delivre Tassemblee au i4 juillet, cessat tout d'un coup d'agir , ce qui etait moconnaitre I'entrainement des rev61utions. Lorsqu'on s'est servi du peuple*, il devient tres difficile de le licencier; et le plus pru- dent n'est pas de contester, mais de r^ularisier son DU 6 OOTOBRE 1789 A LA MORT DB MIRABEAU (1791). 13<> intervention. Lally-ToUendal renonca a son titre de Francais et retourna en Angleterre , pays de s|s aieux. Mounier se rendit dans le Dauphine, sa pro- vince, qu'il tjcrita de soulever contre Tassemblee. IL y avait del' inconsequence a seplaindre d'une insur- rection et a en provoquer une , lors surtout qu'ellc eiit profite a un autre parti; car le sien etait trop faible pour se soutenir entre Tancien regime et la revolution. Malgre son influence dans leDauphine^ dont il avait dirige les anciens mouvements, Mou- nier ne put pas y etablir un centre de resistance durable; mais Tasseniblee fut avertie par la de de- truire Tancienne organisation provinciale, qui pou- vait servir de cadre a la guerre civile. Apres les 5 et 6octobre, la representation na- tionale avait suivi le roi dans la capitale, que leur presence commune avait beaucoup contribue a calmer. Le peuple etait satisfait de posseder le roi; les motifs qui excitaient son effervescence avaient cesse. Le due d'Orleans, qui, a tort ou a raison. etait considere comme le machinateur de I'insur- rection, venait d'etre eloigne ; il avait consenti a si^, rendre en Angleterre avec une mission. La Fayette etait decide a maintenir I'ordre ; la garde nationale, aniraee du meilleur esprit, acquerait chaque jour riiabitude de la discipline et de I'obeissance; la mu- HO CHAPITRE III. nicipalite sortait de la premiere confusion de son etablisseinent, et commenijait a prendre de Tauto- rite. II ne restait plus qu'une cause de troubles, la disette. Malgre le devouement et la prevoyance du comite charge des approvisionnements, desattrou- pements journaliers menacaient la tranquillite pu-> blique. Le peuple , si facile a tromper lorsqu'il souffre, egorgea un boulanger nomme Frangois^ qui lui fut injustement designe comme un accapa- reur. On proclama, le 21 octobre, une loi mar- tiale, qui autorisait la municipalite a faire usage de la force pour dissiper les attroupements apr^s avoir somme les citoyens de se retirer. I-a puissance etait entre les mains d'une classe interessee a Tordre; les communes et les gardes nationales etaient soumises a I'assemblee; I'obeissance a la loi etait la passion de cetteepoque. Les deputes, de leurcote, n'aspi- raient plus qu'a achever la constitution et a effectuer la reorganisation de TEtat. Us avaient d'autant plus besoin de se hater que les ennemis de Tassemblee se servirent de ce qui restait de Tancien regime pour lui susciter desembarras. Aussi repondit- ^ ^- 156 CHAPITRE in. reterent sur I'abbe Maury. Ewoyez ces gens^la au Chatelety s'ecria brusquement celui-ci , ou si vous ne les connaissezpasj n^en parte z point. ¡ª ? li est im- (( possible, continua Chapelier, que la constitution c( ne soit pas faite par une seule assembl^e. D'ail- (c leurs les anciens electeurs n'existent plus, les bail- ee liages sont confondus dans les departements; les (( ordres ne sont plus separes. La clause de la limi- ?c tation des pouvoirs devient done sans valeur; il ? est done contraire aux principes de la constitution ? que les deputes dont les mandats en sont frappes cc ne demeurent pas dans cette assemblee ; leur ser- ? ment leur commande d'y rester, et Tinteret public ? Texige. ? (( On nous environne de sophismes , repritalors (( Tabbe Maury; depuis quand sommes-nous une ? convention natlonale? On parle du serment que (c nous avons fait le 20 juin^ sans songer qu'il ? ne saurait infirmer celui que nous avions fait a . c nos commettants. Et puis, Messieurs, la consti- ? tution est achevee; il ne vous reste qu'a decla- a rer que le roi possede la plenitude du pouvoif ? executif ; nous ne sommes ici que pour assurer au c( peuple fran^ais le droit d'influer sur sa legisla- te tion, pour etablir que Timpot sera consenti par le ? peuple, pour assurer notre liberte. Oui, la cons- DU 6 OCTOBRE 1789 A LA MORT DE MIRABEAU (1789). 167 ? titution est faite, et je m'oppose a tout decret ? qui limiterait les droits du peuple sur les repre- a sentants. Les fondateurs de la liberte doivent a respecter la liberte de la nation : elle est au-des- ? sus de nous; et nous detruisons' notre autorite c( en bornant Tautorite nationale. ? Les applaudissements du cote droit accueillirent ces paroles de Tabbe Maury. Mirabeau monta sur-le- champa la tribune, a On demande, dit-il, depuis ? quand les deputes du peuple sont devenus conven- ? tion nationale. Je reponds : c'est le jour oil, trou- ? vant Tentree de leurs seances environnee de sol- ? dats, lis allerent se reunir dans le premier endroit ? oil ils purent se rassembler, pour jurer de plutot L'assemblee entiere se leva par un mouvement spontane, et dcclara que sa session ne finirait qu'au moment ou son oeuvre serait accomplie. Les tentatives contre-revolutionnaires se multi- plierent vers le meme temps au dehors de I'as- semblee. On essaya de seduire ou de desorgaaiser Tarmee; mais Tassemblee prit de sages mesures a cet egard : elle attacha les troupes a la revolution , en rendant les grades et ravancement independants de la cour et des titres nobiliaires. Le comte d'Artois et le prince de Conde, qui s'etaient re- tires a Turin apres le \[\ juillet, etablirent des intelligences avec Lyon et le Midi ; mais Temigra- tion n'ayant pas encore, a cetteepoque, la consis- tance exterieure qu'elle eut plus tard a Coblentz, et manquant d'appui dans Tinterieur, tousses projets echou^rent. Les essais de soulevement que le clerge tenta dans le Languedoc furent alor3 sans resultat; ils amenerent quelques troubles de peu de duree, mais ils n'engag#rent point une guerre religieuse. 11 faut du temps pour former un parti, et il en faut davantage pour le decider a. combattre serieu- sement. Un dessein moins impraticable fut celui d'enlever le roi et de le conduire a Peronne. Le marquis de Favras, avec Tappui de Monsieur^ DU 6 OCTOBRE 1789 A LA MORT DE MIRABEAU (1789). 159 frere du roi, s'appretait a Texecuter lorsqu'il fiit decouvert. Le Chatelet condamna a mort cet iatr(> pide aventurier, qui manqua son entreprlse parce qu'il y mit trop d'appareil. L'evasion du roi, apres les evenements d'octobre, ne pouvait plus avoir lieu que d'une maoiere furtive, comme elle fut tentee plus tard. La cour etait dans line position equivoque et embarrassee. Elle encourageait toutes les entreprises centre- re volutiopnaires, elle n'en avouait au- cune; elle sentait plus que jamais sa faiblesse et sa dependance de Tassemblee, et tout en desirant de s'y soustraire , elle craignait dele tenter, parce que le succes lui paraissait difficile. Aussi exci- tait-elle les resistances sans y prendre part ou- vertement : avec les uns elle revait Tancien regime; avec les autres elle ne cherchait qu'a moderer la revolution. Mirabeau avait depuis peu traite avec elle. Apres avoir ele un des principiaux auteurs des refor^nes, il voulait leur donner de la stabi- iite en enchainant les factions; son but etait de jcohvertir la cour a la revolution, et non de li- vrer la revolution a la cour. L'appui qu'il offrit > Ije peuple etait rechercbe par tous les partis ; on lecourtisaitcomme lesouverain de ces temps. Apr^ avoir tente d'agir sur lui par la religion, on mit en usage un autre moy en, tout*puissant alors, celui des clubs. Les clubs etaient , a cette epoque, des reu<- nions privees dans lesquelles on disrutait sur les me^ sures du gouvernement, sur les affaires de TEtat et sur les decrets de Tassemblee; leurs deliberations n^avaient aucune autorite , mais elles n'^taient pas sans influence. Le premier club avait du son origine aux deputes bretons, qui deja a Versailles s'assem- blaient entre eux pour concerter leurs d-marches. ]Lorsque la representation nationale se transporta de DU 6 OCTOBRE 1789 A LA MORT DE MIRABEAU (1789). 175 Versailles a Paris, les deputes bretons et ceux de Tas- sembleequipensaient coinme eux tinrent leurs seances dans i'ancien convent des Jacobins , qui donna son nomaleur reunion. Eile necessa pas d'abord d'etre une assemblee preparatolre ; inais, comme tout ce qui existe s'etend , le club des Jacobins ne se con- tenta pas d'influencer Tassemblee ; il voulut encore agir sur la municipalite et suf le peuple, et il admit comme societaires des membres de la commune et de simples citoyens. Son organisation devint plus etendue, son action plus forte; ses seances furent regulierement publiees dans les journaux ; il fit des affiliations dans les provinces, et il eleva h cote de la puissance legale une autre puissance , qui com- men^Ta par la conseiller et finit presque par la con- duire. Le club des Jacobins , en perdant son caractere primitif et en devenant une assemblee populaire , avait ete abandonne par une partie de ses fondateurs. Ceux-ci avaient etabli une societe sous le hom de club de 89. Sieyes, Chapelier, la Fayette, la Ro- chefoucauld , le dirigaient , comme les Lamefli et Barnave dirigeaient celui des Jacobins. Mirabeau faisait partie de Ttm et de Tautre , et y etait egale- ment recherche. Ges clubs , dont Pun dominait dans Tassemblee et Pautre sur le peuple , etaient. attaches 176 CHAPITRE III. a Tordre nouveau, quolque a divers degres. Le parti aristocratique voulut attaquer la revolutian avec ses propres armes ; il ouvrit des clubs royalistes pour les opposer aux clubs populaires. Celui qui fut etabli le premier, sous le nom de club des Impartiaux ^ ne put pas se soutenir, parce qu^il ne s'adressait a aucune opinion. Ayant reparu sous le nom de club Monarchique , il eut pour membres tous ceUx dont il representait les voeux. II voulut se rendre favo- rable le peuple , il lui fit des distributions de pain ; mais, loin de les accepter, le peuple cphsidera cet etablissement comme une manoeuvre contre-revo- lutionnaire ; il en troubla les seances, et le for^a a changer plusieurs fois le lieu de ses reunions. Enfin I'autorite municipale se vit obligee , en Janvier 1 791 , de fermer ce club , devenu Toccasion d'emeutes frequentes. La defiance de la multitude etait extreme ; le depart des tantes du roi , dont elle s'exagerait Tim- portance , vint accroitre son inquietude , et fit sup- poser qu'on preparait un autre depart. Ijes soup; ons n'etaient point sans fondement , et ils occasionnerent une sorte d'emeute dont les contre-revolutionnaires voulurent profiter pour enlever le roi. Ce projel echoua par la determination et Thabilete de la Fayette. Pendant que la multitude se transportait DU 6 OCTOBEE 1789 A LA MORT DB MIRABEAU (1789). 177 a Vincennes pour abattre le donjon , qui , selon elle, communiquait avec les Tuileries et devait servir a la fuite du roi , plus de six cents personnes armees envahirent les' Tuileries, afin d'entrainer le roi k fuir. La Fayette , qui s'etait rendu a Vincennes , a la tete de la garde nationale , pour disperser la multitude , vint desarmer les contre- revolutionnaires du chateau apres avoir dissipe I'at- troupement populaire ; et il reconquit par sa seconde expedition la confiance que devait lui faire perdre la premiere.^ Cette tentavive fit craindre plus que jamais I'e- vasion de Louis XVL Aussi, lorsqu'il voulut , quelque tenips apres, se rendre a Saint-Cloud, il en fut empeche par la foule et par sa garde elle-meme, malgre les efforts de la Fayette , qui tenait a faire respecter la loi et la liberte du monarque. L'assem- blee, de son cote, apr^s avoir decrete I'inviolabi- lite du prince , apres avoir regie sa garde consti-* tutionnelle , attribue la regence au plus proche heritier male de la couronne , declara que sa fuite hors du royaume entrainerait sa decheance. Le redoublement de Temigration, ses projets bien avoues, Tattitude deja mena^ante des cabinets de TEurope , etaient bien propres a faire craindre que le roi ne prit une semblable determination. 178 CHAPETRE III. Ce fut alors que , pour la premiere fois ,^ I'as- semblee voulut arreter les progres de I'^migra- tion par un decret; mais ce decret etait difficile. Si Ton punissait ceux qui sortaient du royaume , on violait les maximes de liberie consacrees dans la declaration des droits; si Ton ne niettait pas d'en- traves a Temigration, on exposait la surete de la France , que les nobles ne quittaient un moment que pour Tenvahir. Dans Tassemblee, a part le cote favorable a I'emigration , les uns ne voyaient que le droit, les autres que le danger; et, selon sa maniore d'envisager la question , cliacun se decla- rait pour ou contre une loi I'epressive. Ceux qui la demandaient la voulaient douce; mais, dans le moment, il n'y en avait qu'une praticable, et lieu- reusement I'assemblee recula devant elle. Cette loi, sur la designation arbitraire d'un comite de trois membres, devait prononcer la itiort civile du fugitif et la confiscation de ses biens. ? Le fremis- ? sement qui s'est fait entendre a la lecture de '< ce projet , s'ecria Mirabeau , prou ve que cette ? est digne d'etre placee dans le code de Dracon , <( et ne pourra figurer parmi les decrets de Tassem- ? blee nationale de France. Je declare que je me ? croirais delie de tout serment de fidelite envers f< ceux qui auraient I'infamie de nommer une com- DU 6 OCTOBKB 1789 A LA MGBT DE MIBABEAU (1789). 179 (c mission dictatoriale. La popularite que j'ambi- (c tionne et dont j'ai eu I'honneur de jouir n'est pas a un faible roseau ; c'est dans la terre que je veux ? I'enraciner, sur les bases de la justice et de la li- ft berte. ? La situation exterieure n*etait pas encore a^sez alarmante pour amener une pareille mesure de siirete et de defense revolutionnaire. . Mirabeau ne jouit pas longtemps d'une popu- larite dont il se croyait si sur. Cette seance fut la derniere pour lui; il finit en peu de jours une vie usee par les passions et dans les travaux. Sa mort, survenue le 2 mars 1791 , parut une cala- mite puhlique ; tout Paris assista a ses funerailles , la France porta son deuil, et ses resles furent de- poses dans la demeure qui venait d'etre consacree aux grands hommes, au nom de la patrie recon-- naissante, Il n'eut point de successeur en puis- sance et en popularite , et apres sa mort , dans les discussions difHciles , les regards de Tassemblee se dirigerent encore sur le siege d'oii partait cette parole souveraine qui terminait ses debats. Mirabeau y apres avoir aide la revolution de son audace dans ses temps d'epreuve, et de sa puissante raison depuis sa victoire, mourut a propos. 11 roulait dans sa tete de vastes desseins : il voulait renforcer le trone et consolider la revolution, deux choses bien dif- 180 CHAPITRB IH. ficiles en pareil temps. II est a craindre que la royaute , s'il I'eut rendue independante , n'eiit voulu soumettre la revolutioa , ou, s'il eiit echoue , que la revolution n'eut aboli la royaute. Peut-etre est-il impossible de convertir un pouvoir ancien a un ordre nouveau ; peut-etre faut-il qu'une revolution se prolonge pour qu'elle se legitime, et que le trone acquiere , en se relevant , la nouveaute des autres institutions. Depuis les 5 et 6 octobre 1789 jusqu'au mois d'avril 1791, Tassembleenationale completala reor- ganisation de la France ; la cour se livra a de petites intrigues et a des projets de fuite; les classes privile- giees chercherent de nouveaux moyens de puissance, ceux qu'elles possedaient autrefois leur ayant ete suc- cessivement enleves. EUes se servirent de toutes les occasions de desordre que leur fournirent les cir- constances pour attaquer le nouveau regimie et ra- meher Tanciena I'aide deTanarchie. Au moment de la rentree des parlements , la noblesse fit protester les cliambres de vacations; lorsque les provinces furent abolies, elle fit protester les ordres; des que les de- par tements furent formes, elle tenta de nouvelles Elec- tions; des que les anciens mandats expirerent, elle demanda la dissolution de Passemblee ; des que le nouveau code militaire fut decrete , elle provoqua la DU 6 OCTOBRE 1789 A LA MORT DE MIRABEAU (1789). 181 defection des officlers; enfin, tous ces moyens d'op- position ne la conduisant pas au terme de ses des- seins , elle emigra pour exciter TEurope contre la revolution. De son cote , le clerge, mecontent de la perte de ses biens tout autant que de la constitution ecclesiastique , voulut detruire I'ordre noureau par des soulevements et amener les soulevements par un schisme. Ainsi ce fut pendant cette epoque que les partis se desunirent de plus en plus, et que les deux classes ennemies de la revolution preparerent les elements- de la guerre civile et de la guerre etrangere. RfiVOL. FRAN9AISE. T. I. 11 CHAPITRE IV. Depuis le mois d'aTril 1791 Jugqu'an 50 septembre^ terme de I'asseiablee congtituante. Politique de TEurope avant la revolution francaise, systeme d'alliance suivi par les divers Etats. ¡ª Coalition generate contre la revolu- tion ; motifs de cliaque puissance. ¡ª Conference et declaration de Mantoue. ¡ª Fuite de Varennes; arrestation du roi; sa suspension. ¡ª Le parti republicain se separe pour la premiere fois du parti constitutionnel monarchique. ¡ª Ce dernier retablit le roi. ¡ª De- claration dePiluitz, ¡ª Le roi accepte la constitution. ¡ª Fin de Tas- semblee constituante; jugement surelle. La revolution francaise devait changer la poli- tique (le TEurope ; elle devait terminer la lutte des rois entre eux, et commencer celle des rois avec les peuples. Cette derniere eut ete beaucoup plus tar- dive si les souverains eux-memes ne I'eussent pas provoquee. lis voulurent reprimer la revolution, et ils retendlrenl; car en i'attaquant ils devaient 184 CHAPITRE IV. la rendre conquerante. L' Europe elait alors arri- vee ail terme du syst^me politique qui la regis- sait. L'existence des divers Etats, apres avoir ete SLutout interieure sous le gouvernement feodal, etait devenue beaucoup plus exterieure sous le gouver- nement monarchique. La premiere ^poque a vait fini presque en meme temps pour les grandes nations de I'Europe. Alors les rois, qui avaient ete si long- temps en guerre avec leurs vassaux parce qu'ils etaient en contact avec eux, se rencontrerent les uns les autres aux limites de leurs Etats, et se com- battirent. Comme nulle domination ne put devenir universelle, ni celle de Charles-Quint ni celle de Louis XIV, les faibles se liguant toujours pour abaisser les plus forts, il s'etablit, apres diverses vi- cissitudes de superiorite et d'alliances, une esp^ce d'equilibre europeen. Il n'est pas inutile de con- uaitre ce qu'il etait avant la revolution pour bien apprecier les ev^nements ulterieurs. L'Autriche, TAngleterre et la France avaient ^te, depuis la paix de Westphalie jusqu'au milieu du dix-huitieme si^cle , les trois grandes puissances de TEurope. L'interet avait ligue ensemble les deux premieres contre la troisi^me. L'Autriche avait a redouter la France dans les Pays-Bas; TAngleterre avait a la redouter sur mer. La rivalite de puissance D'AVRIL 1791 A LA FIN DE LA OONSTITUANTE. 185 ou de commerce les mettait souvent aux prises, et elles cherchaient a s'affaiblir ou a se depouiller. L'Espagne, depuis qu'un prince de la maison de Bourbon occupait son trone, etait Talliee de la France contre I'Angleterre. Du reste, c'etait une puissance dechue : reieguee dans un coin du con- tinent, affaissee sous le systeme de Philippe II, privee par le pacte de famille du seul ennemi qui put la teiiirra lifllemfe, elle n'avait conserve que sur mer quelque chose de son ancienne superiorite. Mais la France avait d'autres allies pour ainsi dire sur tous les flancs de TAutriche : dans le Nord, la Suede; dans TOrient, la Pologne et la Porte; dans le midi de PAllemagne, la Baviere; dans I'ouest la Prusse, et dans Tltalie le royaume de Naples. Ces puissances, ayant a redouter les envahissements de TAutriche, devaient etre naturellement les aUiees de son ennemie. Place enlre les deux systemes d'al- liance, le Piemont etait tantot pour Tun, tantot pour I'autre, suivant les circonstances el ses interets. La Hollande s'alliait a TAnglelerre ou a la France, selon que le parti du stathouder ou celui du peuple dominait dans la republique. La Suisse etait neutre. Dans la derniere moitie du dix-huitieme siecle, deux puissances s'etaient elevees dans le Nord , la Prusse et la Russie. La Prusse avait ete changee de simple 186 CHAPITRE IV. electorat en royaume important par Frederic-Guil- laume, qui lui avail donne un tresor etune armec, et par son fils Frederic Ic Grand^ qui s'en etait servi pour etendre son territoire. La Russie^ long- temps placee liors des relations des autres Etats, avait ete surtout introduite dans la politique europeenne par Pierre P^ et Catherine II. L'avencnient de ces deux puissances avait modifie les anciennes alliances. D'accord avec le cabinet de Vienna, la Russie et la Prusse avaient execute le premier partage de la Pologne en 1772; et, apres la mort du grand Fre- deric, I'imperatrice Catherine et Tempereur Joseph s'etaient ligues, en 1786, pour operer celui de la Turquie europeenne. Affaibli depuis Timprudente et malheureuse guerre de Sept ans, le cabinet de Versailles avait assistc au partage de la Pologne sans le traverser, avait vu/preparer la chute de Tempire ottoman sans y niettre obstacle, et avait memc laisse succomber sans le secourir le parti republicain de HoUande, son allie, sous les coups de la Prusse et de I'Angleterre. Celles-ci avaient retabli militairement, en 1787, le stathouderat hereditaire dans les Provinces-Unies. Le seul acte qui cut lionore la politique francaise avait (He Tappui heureux donne a I'independance de TAmerique du Nord. La revolution de 1789, D'AVPvIL 1791 A LA FIN DE LA CONSTITUANTE, 187 cu eteudant Tinfluence morale de la France, dimi- nua encore davantage son influence diplomatique. L'Angleterre, que gouvernait alors le jeune Pitt, s'etait alarmee en 1788 des projets airibitieux de la Russie. EUe avait forme une alliance avec la Prusse et la Hollands pour y mettre un terme. Les hos- tilites etaient sur Ic point de commencer lorsque Tempereur Joseph mourut , en fevrier 1 790 , et fut remplace par Leopold II, qui accepta en juillet la convention de ReichenBach. Cette convention posa, sous la mediation de TAngleterre, de la Prusse et de la Hollandc, les l)ascs de la paix entre TAutrlche et la Turquie, qui fut definitivemcut signee a Sis- tova le 4 ao^i^ ^79^ J ^'^^ pourvut en meme temps a la pacification des troubles des Pays-Ras. Pressee par TAngleterre et la Prusse , Catherine II fit ega- lement la paix avec la Porte a Jassy, le 29 de- cembre 1791. Ces negociations et les traites qui en resulterent terminerent les luttes politiques du dix-huitieme siecle, et laissferent les puissances libres de s'occuper de la revolution francaise. I^s princes de TEurope, qui n'avaient eu jus- que-la d'autres ennemis qu'eux-memes, virent en elle un ennemi commun. Les anciens rapports de guerre ou d'alliance, dejJi meconuus pendant la guerre de Sept ans, cesserent enti(;rement alors : 188 CHAPITRE IV. la Suede s'linit a la Russie , et la Prusse a TAutriche, II n'y eut plus que des rois d'uae part et un peuple de Tautre, en attendant ceux que son exemple ou les fautesdes princes lui donneraient pour auxiliaires. Une coalition generale se forma bientot contre la revolution fran^aise : I'Aulriche y entra dans Tes- poir de s'agrandir; TAngleterre dans celui de se venger de la guerre d'Amerique et de se preserver de Tesprit de revolution; la Prusse pour raffermir le pouvoir absolu menace et s'etendre en occupant son armee oisive; les Cercles de I'AUemagne pour redonner a quelques-uns de leurs membres les droits feodaux, dont I'abolition de ce regime les avait prives en Alsace ; le roi de Suede qui s'etait fait le chevalier de Tarbitraire, pour le retablir en France, comme il venait de le retablir dans son propre pays ; la Russie pour achever sans trouble le partage de la Pologne, tandis que TEurope serait occupee ailleurs; enHn tons les souverains de la maison de Bourbon par interet de pouvoir et par attachement de famille. Les emigres les encourageaient dans ces projets et les excitaient a Tinvasion. Selon eux, la France etait sans armee , 6u du moins sans chefs , denuee d'argent, livree au desordre, lasse de I'as- semblee, disposee a Tancien regime, et elle n'avait ni moyens ni envie de se defendre. lis arrivaient en D'AVRIL 1791 A LA FIN DE LA CONSTITUANTE. 189 foule pour prendre part a cette courte campagne, et ils se formaient en corps organises, sous le prince de Conde, a Worms; sous le comte d'Artois, a Co- blentz. Le comte d'Artois hatait surtout ies determina- tions des cabinets. L'empereur Leopold etait en Italic; le comte d'Artois se transpbrta aupres de lui avec Calonne, qui lui servait de ministre, et le comte Alphonse de Durfort qui avait ete son inter- mediaire avec la cour des Tuileries et lui avait rap- porte Tautorisation du roi de trailer avec Leopold. La conference eut lieu a Mantoue , et le comte de Durfort vint remettre a Louis XVI, au nom de Tem- pereur, une declaration secrete par laquelle on lui annoncait Ies secours prochains de la coalition. L'Au- Iriche devait faire filer trente-cinq mille hommes sur la frontiere de Flandre, Ies Cercles quinze mille sur r Alsace, Ies Suisses quinze mille sur la frontiere du Lyonnais, le roi de Sardaigne quinze mille sur celle du Dauphine ; PEspagne devait porter a vingt mille son armee de Catalogue; la Prusse etait bien. disposee en faveur de la coalition; le roi d'Angle- terre devait en faire partie comme electeur de Ha- novr6. Toutes ces troupes s'ebranleraient en meme temps a la fin de juillet : alors la maison de Bourbon ferait une protestation, Ies puissances publieraient 11. 190 CHAPITRE IV. uu maiiifeste; mais jusquc-la il importait de tciiir ce clesscin secret, d'eviter toutc insurrection par- tielle et de ne faire aucune tentative de fuite. Tel elait le resultat des conferences deMantoue, dii 20 mai 1 79 1. Louis XVI, soit qu'il ne voulut pas se mettre en- tierement a la merci de I'etranger , soit qu'il crai- gnit I'ascendant que le comtc d'Artois, s'ilrevenait a la tete de Temigration victorieuse, prendrait sur le gouvernement qu'il aurait retabli, aima mieux relever la monarchic tout seul. II avait dans le ge- neral marquis de Bouille un partisan devoue et ha- bile, qui condamnait a la fois Temigration ct Tas- semblee, et quilui promettait un refuge et un appui dans son armee. Depuis quelque temps unc corres- pondance secrete avait lieu entre lui et le roi : Bouille preparait tout pour le recevoir. Sous pre- texte d'un mouvement de troupes ennemies sur la frontiere, il etablit un camp a Montmedy; il pla^a des detachements sur la route, que devait suivre le roi, pour lui servir d'escorte; et commeil fallait un motif a ces dispositions, il prit celui de proteger la caisse destinee au payement des troupes. De son cote, la famille royale fit en secret tous les preparatifs du depart; peu de personnes en furent instruites; aucune demarche ne le trahit. Louis XVI D'AVRIL 1791 A LA FIN DE LA CONSTITUANTE. 191 el la reine affecterent au contraire tout cc qui pou^ valt en eloigner le soupcon, et le 20 juiu dans la nuit, au moment fixe pour le depart, ils quitte- rent le chateau un a un et degulses. lis echapperent a la surveillance des gardes, se rendirent sur le boulevard , ou une voiture les attendait , et se mi- rent en route dans la direction de Chalons et de Montmedy. Le lendemain , a la nouvelle de cette evasion, Paris fut d'abord saisi de stupeur; bientot I'indi- gnation prit le dessus ; des groupes se formaient, le tumulte allait en croissant. Ceux qui n'avaient pas empeche la fuite etaient accuses de Tavoir favorisee; la defiance n'epargnait ni la Fayette ni Bailly. On voyait dans cet evenement Tinvasion de la France, le triomphe de Temigration , le retour a I'ancien regime, ou bien une longue guerre civile. Mais la conduite de I'assemblee redonna bientot du calme et de la securite aux esprits. EUe prit toutes les mesures qu'exigeait une conjoncture si difficile; elle manda a sa barre les ministres et les principaux depositaires de Tautorite, calma le peuple par une proclamation^ fit prendre des precautions propres a maintenir la tranquillite publique, s'empara du pouvoir executif, chargea le ininistre des affaires extcrieures , Moiitmorin , de faire part aux puis^ 192 CHAPITRE IV. sances de FEurope de ses intentions pacifiques, en- voya des commissaires aux troupes pour s'assurer d'elles et recevoir leur serment non plus au nora du roi , mais au sien ; enfin elle fit partir pour les de- partements i'ordre d'arreter quiconque sortirait du royaume. ? Ainsi, en moins de quatre heures, dit ? le marquis de Ferriferes , Tassemblee se vit investie K de tous les pouvoirsj le gouvernement marcha^ <( la tranquillite publique n'eprouva pas le moindre fc choc; et Paris et la France apprirent par cette a experience devenue si funeste a la royaute que ? presque toujours le monarque est etranger au K gouvernement qui existe sous son nom. ? Cependant Louis XVI et sa famille approchaient du terme de leur voyage. Le succ^s des premieres journees, Teloignement de Paris, rendirent le roi moins reserve et plus confiant; il eut -Fimprudence de se montrer; il fut reconnu et arrete a Varennes Ic -2 1 . Dans un instant toutes les gardes nationales furent sur pied ; les officiers des detachements poster par Bouille voulurent vainement delivrer le roi; les dragons et les hussards craignirent ou refus^rent de les seconder. Bouille, averti de ce funeste accident, accourut lui-meme a la tete d'un regiment de cava- lerie, Mais il n'etait plus temps; lorsqu'il arriva a Varennes, le roi en elait parti depuis plusieurs D'AVBIL 1791 A LA. FIN DE LA CONSTITUANTE. 198 heures; ses escadrons etaient fatigues et refusaient d'aller plus avant. Les gardes nationales etaient par- lout sous les armes, et il ne lui resta plus, apres le mauvais succ^s de son entreprise, qu'a quitter I'armee et la France. L'assemblee, en apprenant Tarrestation du roi, envoya pour commlssaires aupres de lui trois de ses membres , Petion , Latour-Maubourg et Barnave, ils joignirent la famille royale a Epernay, et revinrent avec elle. Ge fut pendant ce voyage que Barnave, touche du bon sens de Louis XVI , des prevenances de Marie- Antoinette et du sort de toute cette famille royale si abaissee , lui temoigna le plus vif interet. Des ce jour il lui preta ses conseils et son appui. Le cortege, en arrivant a Paris, traversa une foule immense , qui ne fit entendre ni applaudissemeuts ni murmures et qui gardaun long silence improbateur. Le roi fut provisoirement suspendu; on lui donna une garde ainsi qu'a la reine ; des commls- saires furent nommes pour I'interroger. Tons les partis s'agiterent; les uns voulaient le maintenir sur le trone malgre sa fuite ; les autres pretendaient qu'il avait abdiquc en condamnant, dans un ma- nifeste adresse aux Francjais lors de son depart, et la revolution et les actes emanes de lui pendant cette epoque , qu'il appelait un temps de captivite. 101 CHAPITRE lY. Le parti republicain comiricncait alors a parai- tre. Jusque-la il avail cte ou dependant ou caclu; parce qu'il n'avait pas eu d'existence propre ou de pretexte pour se montrer. La lutle qui s'e- tait engagee d'abord entre Tassemblee et la cour, puis cntre les constitutionnels et les ancient privi- legies, en dernier lieu entre les constitutionnels eux-memes, allait commencer cntre les constitution- nels et les republicains. Telle est, en temps de revolution, la marche ordinaire des clioses. Les partisans de Tordre nouvellemcnt ctabli se rap- procherent a cette epoque, et renoncercnt a des dis- sidences, qui n'ctaient pas sans inconvenient pour leur cause , alors meme que Tassemblee etait toute- puissante, et qui devenaient perilleuses au moment ou Tcmigration la menacait d'un cote et la multitude de Tautre. Mirabeau n'etait plus; le centre sur lequel s'appuyait cet eloquent tribun et qui formait la portion la moins ambitieuse de Tassemblee et la plus attachee aux principes, pouvait, en etant reuni aux Lameth , retablir Louis XVI et la monarchic constitutionnelle , et s'opposer aux debordements populaires. Cette alliance s'opera : les Lameth s'entendirent avec d'Andre et les principaux membres du centre, s'aboucherent avec la cour, et ouvrircnl le club D'AVRIL 1791 A LA FIN DE LA CONSTITUANTE. 195 des Feuillanls pour Topposer a celui des Jacobins. Mais ceux-ci ne devaient pas manquer de chefs : ils avaient combattu sous Mirabeau contre Mou- nier, sous les Lameth contre Mirabeau ; ils com^ battirent sous Petion et Robespierre contre les La- meth. Le parti qui voulait une seconde revolution avait constamment soutenu les acteurs les plus ex- tremes de la revolution deja faite, parce que c'etait rapprocher de lui la lutte et la victoire. Enfin aujour- d'hui de subordonne il devenait independant; il ne combattait plus en faveur d'autrui et pour le compte d'une opinion etrangere , mais pour lui et sa propre banniere. La cour, par ses fautes mullipliees, par ses machinations imprudentes , et en dernier lieu par la fuite du monarque, lui avait permis d'a- vouer son but; et les Lameth, en I'abandonuant , Tavaient lalsse a ses veritables chefs. Les Lameth essuyerent a leur tour les repro- ches de la multitude, qui ne voyait que leur alliance avec la cour sans en examiner les conditions. Mais, soutenus par tons les constitutionnels , ils etaient les plus forts dans I'assemblee, et il leur im- portait de retablir au plus tot le roi , afin de faire cesser une controverse qui menacait Tordre nou- veau, en autorisant le parti republicain a deman- ^er la dechcance tant que durcrait la suspension. 196 CHAPITRE IV. Les commissaires charges d'interroger Louis XVI lui dicterent eux-memes une declaration qu'ils presenterent en son nom a Tassemblee, et qui adoucit le mauvais effet de sa fuite. Le rapporteur declara, au nom des sept comites charges de I'examen de cette grande question, qu'il n'y avait pas Ueu de mettre Louis XVI en jugement ni de prononcer contre lui la decheance. La discussion qui suivit ce rapport fot longue et animee; les efforts du parti republicain, malgre leur opinia- trete, furent sans resultat. La plupart de ses ora- teurs parlerent : ils voulaient la deposition, ou une regence, c'est-a-dire le gouvernementpopulaireouun acheminement vers lui. Barnave, apr^s avoir com- battu tons leurs moyens, finit son discours par ces remarquables paroles : ? R^g^nerateurs de I'empire, ? suivez invariablement votre ligne. Vous avez (f montre que vous aviez le courage de detruire (( les abus de la puissance; vous avez montre que ? vous aviez tout ce qu'il faut pour mettre a la (( place de sages et d'heureuses institutions; prou- ? vez que vous avez la sagesse de les prot^er et (c de les maintenir. La nation vient de donner (( une grande preuve de force et de courage; elle a a solennellement mis au jour, et par un mouve- -? ment spontane , tout ce qu'elle pouvait opposer D'AVRIL 1797 A LA FIN DE LA CONSTITUANTE. 197 (( aux attaques dont on la menacait. Continuez ? les memes precautions ; que nos limites , que nos (( frontieres soient puissamment defendues. Mais au (( moment oil nous manifestons notre puissance, (c prouvons aussi notre moderation ; presentons la (( paix au monde, inquiet des evenements qui se pas- jc sent au milieu de nous ; presentons une occasion ? de triomphe a tons ceux qui , dans les pays etran- (c gers, ont pris interet a notre revolution! lis Beugnot, etc. Elle eut qiielques relations avec la cour par Barnave, Duport, Alex. Lameth, qui en etaient les anciens chefs, mals dont les conseils furent rare- ment suivis par Louis XVI, qui s'abandonnait avec plus de confiance aux avis de ses alentours. Elle s'appuyait au dehors sur le club des Feuillants et sur la bourgeoisie. La garde nationale, Tarraee, le di- RfivOL. FRAN9AISE. T. I. 18 218 CHAPITRE V. rectoire du departementet en general toutes lesauto- rites-constituees lui etaient favorables. Maisce parti, qu'on appela le parti feuillant ct qui ne dominait plus dans rassemblee, perdit bientot un poste tout aussi essentiel, celui de la municipalite, qui fut oc- cupe par ses adversaires de la gauche. Ceux-ci formaient le parti qu'on nommait giron- din et qui ne fut dans la revolution qu'un parti de passage de la classe moyenne a la multitude. II n'a- vait alors aucun projet subversif ; mais il ^tait dispo- se a defendre la revolution de toutes les manieres, a la difference des constitutlonnels, qui ne voulaient la defendre qu'avec la loi. A sa tete se trouvaient les brillants orateurs de la GIronde, qui lui donnerent son nom, Vergnlaud, Guadet, Gensonne, et le Pro- vencal Isnard, qui avait une eloquence encore plus passionnee que la leur. Son principal meneur etait Brissot, qui, membre de la municipalite de Paris pen- dant la session precedente, Tetalt devenuplustardde Tassemblee. Les opinions de Brissot, qui voulait une reforme complete; sa grande activite d'esprit, qui le falsait se reproduire dans le journal du Patriote a la tribune de I'assemblee, au club des Jacobins; ses notions precises etctendues sur la situation des puissances etrangeres, lui donnalent beaucoup d'as- cendant au moment d'une lutte entre les partis et DU i^ OCTOBRE 1791 AU 21 SEPTEMBRE 1792. 219 lorsque la guerre etait sur le point d'eclater centre I'Europe. Condorcet avalt une influence d'une autre nature : il la devait a sa reputation de profondeur et a ses theories democratiques, qui lui valurent a peu pres le role de Sieyes dans cette seconde genera- tion revolutionnaire. Petion, ardent et resolu , fut rhomme d'action de ce parti. Son air confiant, son elocution facile , son habitude du peuple , le firent bientot porter a la magistrature municipale, que Bailly avait exercee pour le compte de la classe moyenne. Le cote gauche avait dans Tassemblee un noyau de parti plus extreme que lui, et dont les membres, tels que Chabot, Bazire, Merlin de Thionville, furent aux Girondins ce que Petion, Buzot, Robespierre, avaient ete au cote gauche de la constituante. C'etait le commencement de la faction demagogique qui, du dehors , servait d'auxiliaire a la Gironde et qui .disposait de Taffiliation des clubs et de la multitude. Robespierre dans la societe des Jacobins, oil il eta- blit son empire apres sa sortie de Tassemblee ; Dan- ton, Camille Desmoulins et Fabre d'Eglantine aux Cordeliers, oil ils avaient fonde un club de no- vateurs plus exaltes que les Jacobins dont le club otait encore compose d'hommes de la bourgeoisie; le brasseur Santerre, dans les faubourgs, oil siegeait 220 CHAPITRB V. la force populaire, etaient les veritables chefs de cette faction, qui s'appuyait sur toute une classe et qui aspirait a fonder son propre regime. Mais elle ne combattait qu'en sous-ordre, et il fallait des circonstances bien violentes pour amener son triomphe. Le centre de la legislative etait sincerement at- tache a Pordre nouveau. II avait, a peu de chose pres, les memes opinions et le meme gout de mo- deration que Ic centre de I'assemblee constituante; mais sa puissance etait bien differente : il n'etait plus a la tete d'une classe assise et a Taide de la- quelle il put mailriser d'une maniere forte et sage tons les parlis exageres. Les dangers publics, en faisant sentir de nouveau le besoin des opinions exaltees et des partis du dehors, annulereut com- pletement le centre. II appartint bientot aux plus forts, ainsi qu'il arrive a toutes les reunions mo- derees, et la gauche le domina. La position de Tassemblee etait tr^s difficile : sa devanciere lui avait laisse des partis qu'elle ne poii- vait evidemment pas pacifier. Des ses premieres s^n? ces, elle se vit obligee de s'occuper d'eux, etdes'en occuper pour les combattre. L'emigration faisait des progres alarmants : les deux freres du roi, le prince de Conde et le due de Bourbon avaient pro- DU !?? OCTOBRB 1791 AU 21 SEPTEMBRE 1792. 221 teste centre Tacceptation de Facte constitutionnel par Louis XVI, c'est-a-dire centre le seul moyen d'accommodement ; lis avaient dit que le roi ne pou- vait pas aliener les droits de Tancienne monarchie , et leur protestation, repandue dans toute la France, avait produit un grand effet sur leurs partisans. Les officiers quittaient les armees, les nobles aban- donnaient leurs chateaux, des compagnies entieres desertaient pour aller s'enregimenter sur les fron- ti^res. On envoyait des quenouilles aux trainards, et Ton menacait ceux qui n'emigreraient point d'etre relegues dans la bourgeoisie lorsque la no- blesse reviendrait victorieuse. II se formait dans les Pays-Bas autrichiens et dans les electorats limi- trophes ce qu'on appelait la France exterieure. La contre-revolution etait ouvertement preparee a Bruxelles, a Worms, a Coblentz, sous la protection et meme avec I'aide des cours etrangeres. On re- cevait les ambassadeurs des emigres, tandis que ceux du gouvernement fran^ais etaient ou renvoyes , ou mal vus, ou meme emprisonnes, commelefut M. Du- veyrier. Les voyageurs ou les negociants fran9ais, suspects de patriotisme et d'attachement a la revolu- tion, etaient mis au ban de I'Europe. Plusieurs puissances s'etaient declarees sans deguisement : de ce nombre se trouvaient la Suede, la Russie et I'Es- 222 CHAPITRE V. pagne , qui etait dirigee alors par le marquis de FIorida-Blanca, enti^rement devoue a I'emigration. En meme temps la Prusse gardait son armee sur le pied de guerre , le cordon des troupes sardes et espagnoles grossissait sur nos frontieres des Alpes et des Pyrenees, et Gustave III reunissait une armee suedoise. Les ecclesiastiques dissidents n'oubliaient rien pour operer dans I'interieur une diversion utile aux emigres. ¡ª ? Lespretres et surtout les eveques, dit ? le marquis de Ferrieres, employaient toutes les <( ressources du fanatisme pour soulever le peuple ? des campagnes et des villes contre la constitu- ? tion civile du clerge. ? Les eveques ordonnerent aux pretres de ne plus celebrer les offices religieux dans la meme eglise que les pretres constitutionnels, de peur que le peuple ne confondit les deux cultes et les deux sacerdoces. ? Independamment , ajoute- ? t-il, de ces lettres circulaires ecrites aux cur&, oji (( repandit dans les campagnes des instructions des- ? tinees au peuple. On disait que Ton ne pouvait (( s'adresser pour les sacrements aux pretres consti- (( tutionnels, qualifies d^intrus; que tons ceux qui ? y participaient devenaient, par leur seule pre- ? sence, coupables de peche mortel; que ceux qui c( se feraient marier par les intrus ne seraient pas PU ler OCTOBBE 1791 AU 21 SEPTEMBRE 1792. 228 ? maries, qii'Us attlreraient la malediction sur eux (( et sur leurs enfants ; qu'il ne fallait avoir aucune ? communication aveceux ni avec ceuxqui s'etaient ? separes de TEglise ; que les officiers municipaux ? qui les instaliaient devenaient apostats comme eux; (c qu'a Pinstant meme de I'installation les sonneurs (( de cloches et les sacristains devaient abdiquer leur ? emploi... Ces ecrits fanatiques produisirent I'effet ? qu'en attendaient les eveques : des troubles reli- ? gieux eclaterent de toutes parts. ? Les soulevements eurent lieu surtout dans le Cal- vados, dans le Gevaudan et dans la Vendee. Ces pays etaient assez mal disposes pour la revolution, parce que la classe moyenne et eclairee y etait moins nom- breuse et que la multitude s'etait des lors maintenue dans la dependance du clerge et de la noblesse. Les Girondins alarmes voulurent prendre des mesures de rigueur contre Temigration et les pretres dissi- dents qui attaquaient Tordre etabli. Brissot proposa d'arreter I'emlgration en renoncant au systeme de mollesse et de complaisance qu'on avait, disait- 11 , jusque-la suivi a son egard. II distlngua les emigrants en trois classes : i? les prlncipau^ chefs, a la tete desquels il mettait les deux freres du roi; a? les fonctionnaires publics qui abandonnaient leurs postes et leur pays, et cherchaient a embaucher 224 CHAPITRE V. leurs collegues; 3^ les simples particuliers qui, par crainte pour leurs jours , par haine de la revolution ou d'autres motifs, quittaient leur patrie sans tou- tefois s'armer contre elle. II demanda des lois se- veres contre les deux premieres classes, et dit qu'il serait au contraire d'une bonne politique de se montrer indulgent envers la dernifere. Quant aux ecclesiastiques non assermentes et perlurbateurs, quelques Girondins voulaient se borner a une sur- veillance plus etroite; les autres pretendaient qu'il n'y avait a leur egard qu'un moyen sur a prendre , qu'on ne ferait cesser Tesprit de sedition qu'en les bannissant du royaume. ¡ª u Toute voie de con- ? ciliation, dit Timpetueux Isnard, est desormais a inutile; je demande ce qu'ont produit jusqu'ici ? tant de pardons relteres. Vos ennemis n'ont ? fait qu'augmenter leur audace en proportion a de votre indulgence; ils ne cesseront de vous ? nuire que quand ils n'en auront plus les moyens. ? U faut qu'ils soient vainqueurs ou vaincus ; voila (( ou il faut en venir, et tout homme qui ne voit pas ? cette grande verite est a mon sens un aveu¡ê[le en a politique. ? Les constitutionnels etalent opposes a toutes ces mesures; ils ne niaient pas le danger^ mais ils consideraient de pareilles lois comme arbitraires. PU 1? OCTOBRE 1791 AU 21 SEPTBMBRE 1792. 225 lis disaient qu'avant tout il fallait respecter la cons- titution , et se borner des lors a des raesures de pre- caution ; qu'il suffisait de se mettre en defense con- tre les emigres et d'attendre, pour punir les pretres dissidents , qu'on decouvrit de veritables conspira- tions de leur part ; ils recommandaient de ne pas violer la loi, meme contre serf ennemis, de peur qu'une fois engage dans cette carri^re on ne s'y ar- retat plus et que la revolution ne se perdit comme Fancien regime par ses injustices. Mais Tassemblee, qui croyait le salut de TEtat plus important que Tobservation stricte de la loi, qui yoyait des perils dans riiesitation et qui etait d'ailleurs travaillee des passions qui entrainent aux demarches expedi- tives, ne fut pas arretee par ces considerations. Le 3o octobre, elle adopta encore, du consentement commun, un decret relatif au frere ainedu roi, Louis- Stanislas-Xavier. Ce prince fiit requis, aux termes de la constitution, de rentrer en France dans deux mois; sinon, a Texpiration de ce delai , il etait dechu de ses droits a la regence. Mais Taccord cessa quant aux decrets contre les emigres et contre les pretres. Le 9 du mois de novembre, I'assemblee decida que les Francais assembles au-dela des frontieres etaient suspects de conjuration contre la patrie; que, si au I*' Janvier 1792 ils etaient encore en etat 18. 226 CHAPITRE V. de rassemblement, ils seraient trailes en conspira- teurs, deviendraientpunissablesdemort, etqu'apres leur condamnation par contumace les revenus de leurs biens seraient percus au profit de la nation, sans prejudice toutefois des droits de leurs femmesj de leurs enfants et de leurs creanciers legitimes. Le 29 du meme mois, elle prit une decision a pen pres semblable a Tegard des ecclesiastiques refractaires : ceux-ci furent tenus de preter le ser- ment civique, sous peine d'etre prives de leurs pensions et d'etre suspects de revoke contre la loi. S'ils le refusaient de nouveau, ils devaient etre surveilles etroitement; s'il survenait des troubles religieux dans leurs communes , ils devaient etre tra- duits au chef-lieu du departement,- et s'ils y avaient pris part en prechant la desobeissance , ils etaient passibles d'une detention. Le roi sanctionna le premier decret concernant son frere, et mit son veto sur les deux autres. II avait desavoue I'emigration pen de temps auparavant par des demarches publiques, et il avait ecrit aux princes emigres pour les rappeler dans le royaume. II les y avait invites au nom de la tranquillite de la France, de I'attachementetde I'obeissance qu'ils lui devaient comme a leur frere et commea leur roi. II leur disait en finissant cette lettre : ? Je vous saurai gri toute DU l^r OCTOBRE 1791 AU 21 SEPTEMBRE 1792. 227 ? ma vie de m'avoir epargne la necessite d'agir en ? opposition avec vous, par la resolution invariable a oil je suis de maintenir ce que j'ai annonce. ? Ses sages invitations n'avaient ete suivies d'aucun re- sultat; mais Louis XVI, tout en condamnant lacon- duite des emigres, ne voulut pas donner son adhesion aux mesures prises contre eux. U fut soutenu dans son refus de sanction par les constitutionnels et par le directoire du departement. Get appui nelui fut pas inutile dans le moment oil il paraissait, aux yeux du peuple, complice de Temigration, oil il excitait le me- contentement des Girondins et se separait de Tas- semblee. Il aurait du s'unir etroitement aux constitu- tionnels, puisqu'il invoquait la constitution contre les emigres dans ses lettres, et la pratiquait contre les r^- volutionnaires par Tusage de sa prerogative. Sa posi- tion ne devenait forte qu'en souscrivant de bonne foi a la premiere revolution et en faisant sa propre cause de celle de la bourgeoisie. Mais la cour n'etait pas aussi resignee : elle atten- dait toujours des temps meilleurs, ce qui rempSchait d'agir d'une maniere invariable et lui faisait porter ses esperances de tous les cotes. Elle continuait d'en- tretenir des relations avec I'Europe, dontelle n'etait pas toujours disposee a repousser Pinter vention; elle intriguait avec les ministres contre le parti popu- 228 CHAPITRE V. laire, et se servalt des Feuillants, quoique avec beau- coup de defiance, centre les Girondlns. Ses princi- pales ressources, a cette epoque, etaient dans les petites menees de Bertrand de MoUeville, qui diri- geait le conseil, qui avalt etabli un club frangais dont il soldait les membres , qui achetait les applau- dissements des tribunes de I'assemblee, qui esperait, par cette contrefa^on de la revolution, vaincre la revolution veritable, etdont lebut etait dejouer les partis et d'annuler les effets de la constitution en 1 'observant lltteralement. Avec ce systeme de conduite, la cour eut meme I'imprudence d'affaiblir lesconstitutionnels, qu'elle aurait du renforcer; elle favorisa, a leurs depens, la nomination de Petion a la mairie. Par suite'du desin- teressement dont avait ete saisie la precedente assem* blee, tous ceux qui avaient exerce sous elle des em* plois populaires s'en demirent successivement. La Fayette avait depose, leSoctobre, le commandement dela garde nationale, et Bailly venait de renoncer a la mairie. Le parti cpnstitutionnel proposait la Fayette pour le remplacer dans ce poste, en quelque sorte le premier de TEtat , puisque, en permettant d'exciter ou de prevenirles insurrections, il donnait Paris a ceux qui Toccupaient. J usque-la il avait appartenu aux constitutionnels, qui, par ce moyen, avaient r^prime DU !? OCTOBRE 1791 AU 21 SEPTEMBRE 1792. 229 le mouvement du Champ de Mars. lis avaient perdu la direction de Tassemblee, le commandement de la garde nation ale; ilsperdirent encore lamunicipalite. La cour porta surPetion, candidat des Girondlns, toutesles voixdontelle disposait. ? M. de la Fayette , a disait la reine a Bertrand de Molleville, ne veut etre a maire de Paris que pour etre bientot apr^s maire du ? palais. Petion est jacobin, republicain; mais c'est ? un sot, incapable d'etre jamaisun chef de parti, ? Petion fut elu maire le i4novembre, a lamajoritede 6,708 voix sur 10, 632 votants. Les Girondins, en faveur desquels cette nomination devint decisive, ne sebornerent point a Tacquisition delamairie. LaFrancene pouvait pas demeurerplus longtemps dans cet etat dangereux et provisoire ; les decrets qui justement ou non devaient pourvoir a la defense de la revolution^ et qui avaient eterejetes par leroi,n'etaientremplacespar aucunemesure du gou- vernement; le ministere montrait une mauvaise vo- lonte ou une incurie evidente. Aussi les Girondins accuserent le ministere des relations exterieures, De- lessart, de compromettre Thonneur et la surete de la nation par le ton de ses negociations avec les puis- sances etrangeres, par ses lenteursetson imperitie ; ils poursuivirent vivement aussi le ministrede la guerre, DuPortail, et celui de la marine, Bertrand de Molle- 230 CHAPITRE V. ville, comme ne mettant en defense ni les frontieres ni les cotes. L'hostilite des electeurs de Treves, de Mayence etde I'eveque de Spire, qui favorisaient les attroupementsmilitairesdes emigres, excitait surtoat uneprofonde indignation nationale.Lecomite diplo- matique proposa de declarer au roi que la nation verrait avec satisfaction qu'il requit les princes limi- trophes de disperser dans trois semaines les attrou- pements, et qu41 rassemblat les forces. necessai res pour les contraindre a respecter le droit des gens. On voulait aussi, par cette demarche importante^ faire prendre a Louis XVI un engagement solennel, et signifier a la diete de Ratisbonne, ainsi qu'aux di verses cours de I'Europe, les fermes intentions de la France. Tsnard monta a la tribune pour soutenir ce projet : a 6levons-nous , dit-il, dans cette circonstanee,a (( toute la hauteur de notre mission, parlous aux mi- te nistres, au roi , a TEurope entiere, avec la fermete ? qui nous convient. Disons a nos ministres que jus- ? qu'ici la nation n'est pas tr^s satisfaite de la con- ? duite de chacun d'eux; que desormais ils n'ont a tf choisir qu'entre la reconnaissance publique et la (( vengeance des lois, et que par le mot responsabilit6 ? nous entendons la mort. Disons au roi que son in- ? teret est dedefendre la constitution; qu'ilner^ne DU 1?' OCTOBRE 1791 AU 21 SEPTEMBRE 1792. 231 ? que par le peupleet pour lepeuple; que la nation ? est son souverain et qu'il est sujet a la loi.Disons ? a I'Europe que le peuple fran^ais, s'll tire Tepee, ? en jettera le fourreau; qu'il n'ira le chercher que (c couronne des lauriers de la victoire; que, sides ? cabinets engagent les rois dans une guerre contre c( les peuples, nous engagerons les peuples dans une (c guerre a mort contre les rois. Disons-lui que tons ? les combats que se livreront les peuples par ordre ? des despotes... ? Et comme on I'interrompaitpar des applaudissements, il s'ecria : ? N'applaudissez ? pas, u'applaudissez pas; respectez mon enthou- ? siasme, c'est celui de la liberie! Disons done a ? I'Europe que tous les combats que se livrent les ? peuples par ordre des despotes ressemblent aux cc coups que deux amis, excites par un instigateur ? perfide, se portent dans I'obscurite. Si laclarte du ? jour vient a paraitre, ils jettent leurs armes, s'em- ? brassent et chatient celui qui les trompait. De cc meme, si au moment oil les armees ennemies ? lutteront avec lesnotres, le jour de la philosophic <( frappe leurs yeux, les peuples s'embrisseront a la ? face des tyrans detrones, de la terre consolee et du ? ciel satisfait. ? L'assemblee decreta avec transport et a I'tmani- mite la mesure proposee,- et envoy a, le 29 no- 232 CHAPITRE V. vembre, un message au roi. Vaublanc fut I'organe de cette deputation. ? Sire, dit-il a Louis XVI, a ? peine I'assemblee nationale a-t-elle porte ses re- ? gards sur la situation du royaume qu'elle s'est ? aper^ue que les troubles qui Tagitent encore ont ?f leur source dans les preparatifs criminels des emi- a gres fran^ais. Leur audace est soutenue par des a princes allemands qui meconnaissent les traites ? signes entre eux et la France, et qui affectent ? d'oublier qu'ils doivent a cet empire le traite de (c Westphalie, qui garantit leurs droits et leur su- ? rete. Ces preparatifs hostiles, ces menaces d'in- cc vasion commandent des armements qui absorbent e Petion! Le roi con- tinua la revue non sans etre attristc de ce presage. U fut accueilli avec les plus grands temoignages dc devouemcnt par les bataillons des Filles-Saint- Thomas et des Petits-Peres , qui occupaient la ter- rasse situee le long du chateau. Pendant qu'il tra- versa le jardin pour visiter les postes du Pont-Tour- nant , les bataillons a piques le poursuivirent du cri : J has le veto! a has le trait re! et, lorsque le roi fut revenu, ils quitterent leur position ^ se plac^rent pres du Pont-Royal et tourn^rent leurs canons contre le chateau. Deux autres bataillons, postes dans les cours , les imiterent et s'etablirent sur la place du Carrousel dans une attitude agressive. En rentrant au chateau, leroi etait pale, decourage, et la reine dit : a Tout est perdu! cette espece de revue a fait c( plus de mal que de bien. ? Pendant que tout cela se passait aux Tuileries, les insurges s'avancaient sur plusieurs colonnes; ils avaient employe la nuit a se reunireta s'organiser. DU l^"" OCTOBRE 1791 AU 21 SBPTBMBBB 1792. 279 Des le matin, ils avaient force T Arsenal, et s'en ctaient distribue les armes. La colonne du &uboui^ Saint- An toine, forte d'environ quinze mille hom- mes, et celle du faubourg Saint-Marceau , de cinq mille, s'etaient mises en marche vers six heures du matin. La foule les grossissait dansleur route. Des canons avaient ete places par le directoire du d^par- tement sur le Pont-Neuf afin d'empecher la jonc- tion des assaillants des deux cotes de la riviere; mais le procureur de la commune, Manuel, avait donne I'ordre de les retirer de cette position, et le passage du pont se trouva libre. Deja Tavant-garde des fau*- bourgs, composee des federes marseillais et bretons', avait debouche par la rue Salnt-Honore , se mettait en bataille sur le Carrousel, et braquiait ses canonis contre le chateau. De Joly et Champion revinrent do Tassemblee en disant qu'elle n'^tait pas en nom- bre pour deliberer , qu'elle etait a peine compost de soixante ou quatre-vingts membres, et qu'elle n'avait pas ecoute leurs propositions. Ce fut alors que le procureur-syndic du d^partement, Roederer, ayec les membres du departement, se presenta aux insurges, leur dit qu'une si grande multitude ne pouvait avoir acc^ aupr6s du roi ni de I'assem*. blee nationale, et les invita a nommer vingt d^pu- t^s et a les charger de leurs demandes. Mais ils ne 280 CHAPITRE V. recouterent point. U s'adressa a la garde nationale, rappela Tarticle de la loi qui enjoignait, en cas d'at- taque, de repousser la force par la force; mais une tres faible par tie de la garde nationale y parut dis- posee, et les canonniers, pour toutereponse, dcchar- gerent leurs canons. Roederer, voyant que les insur* ges triomphaient partout, qu'ils etaient maitresde la commune, qu'ils disposaient de. la multitude et des troupes meme, retourna en toute Mte au chateau, a la tete du directoire executif. Le roi tenait conseil avec la reine et les minis- tres. Un officier municipal venait de donner Ta- larme en annoncant que les colonnes des insurges approchaient des Tuileries. ¡ª ? Eh bien, que veu- lent-ils ? avait demande le garde des sceauxde Joly. ¡ª La decheance, repondit le municipal. ¡ª Que Tassemblee prononce done, ajouta le ministre. ¡ª Mais apr^s cette decheance, dit la reine, qu*arri- vera-t-il? ? L'officier municipal sUnclina sans rien repondre. Aumeme instant entra Roederer, qui aug* menta la consternation de la cour en annonfant que le danger elait extreme, que, les bandes des insurges etaient intraitablcs , que la garde natio- nale n'etait pas sure. ¡ª a Sire^ dit-il, d'un ton pres- sant, Fotre Majeste ria pas cinq nunules a perdre; il rHy aphis de surete pour elle que dans Vassem- DU l^r OCTOBRE 1791 AU 21 SEPTEMBRB 1792. 281 blee nationale; F opinion du departement est quil Jaut s'y rendre sans delai; vous nai^ez pas dans les cours lui nombre. dliomnies suffisant pour la defense du chateau; leur volonte nest pas ndn plus bien disposee, Les canonnierSy a la seule re- commandation de la difenswe, ont decharge leurs canons, ? ¡ª Le roi repondit d'abord qu'il n'avait pas vu beaucoup de monde au Carrousel; et lareine ajouta avec vivacite que le roi avait des forces pour defend re le chateau. Mais sur de nouvelles instances de Roederer, le roi, apres I'avoir regarde fixement pendant quelques secpndes, se tourna vers la reine et dit en se levant : ? Marchons] ? Madame Eli- sabeth, s'adressant alors auprocureur-syndic, lui dit : ¡ª ? Monsieur Roederer ^ vous repondez de la vie du roi? ¡ª Ouij Madame, sur la mienne, reprit-il, ie marcherai immediatement descant lui, ? Louis XVI sortit de sa chambre avec sa famille, ses ministres, les membres du departement, annonca aux personnes qui etaient venues au chateau pour le defendre qu'il se rendait a Tassemblee natio* nale. II se pla^a entre deux rangs de gardes natio* naux mandes pour lui servir d'escorte, traversa les appartements et le jardin des Tuileries. Une de- putation de Tassemblee, avertie deTarrivee du roi, vint a sa rencontre. ¡ª a Sire, lui dit le president 16. 282 CHAPITRE V. de cette deputation, T assembUe^ empressdt de con^ courira voire suretCj vousoffre^ et avoir e families iinasiledans son sein. ? Le cortege se tnit en. route, et eut beaucoup de peine a traverser la terrasse des Feuillants, couverte d'une foule fort animee qui proferait des injures et des menaces. Le roi et sa famille parvinrent a grand*peine dans la salle de Tassemblee, ou ils se plac^rent sur des sieges destines aux ministres. ¡ª Messieurs y dit alors le ro\yje suis venu ici pour iMer un grand crime ^ et je pense que je ne saurais etre plus en sureti quau milieu de vous. ¡ª Sire, repondit Vergniaud qui occupait le fauteuil, vous pou\>ez compter sur lafermetide Vassemblee nationale; ses membres ontjuride moU" riren soutenant les droits dupeuple et lesautoriiis constituees, ? Le roi prit alors place a cote du pre- sident. Mais Chabot rappela que rassembleenepou- vait point deliberer en presence du roi , et Louis XVI passa, avec sa famille et ses ministres, dans la loge du Logographe , qui se trouvait derrifere le pr&ident et d'oii Ton pouvait tout voir et tout entendre. Depuis le depart du roi , tout motif de r&istance avait ccsse. D'ailleurs les moyens m^me de defense etaient diminues par le depart des gardes nationaux quiavaient escorte Louis XVL La gendarmerie avait quitte son poste en criant Fii^e la nation! La garde DU l*"" OCTOBRE 1791 AU 21 SEPTEMBRE 1792. 283 nationale s'ebranlait en faveur des assaillants. Mais lesennemis etaient en presence; et, quoiquela cause du combat n'existat plus, le combat ne s'engagea pas moins. Les colonnes des insurges entouraient le chateau. Les Marseillais etles Bretons, qui tenaient la premiere ligne, venaientde forcer U porteroyale, placee sur le Carrousel, et de penetrer dans les cours du chateau. lis avaient a leur tete un ancien sous? officier nomme Westermann, ami de Danton et hommelresresolu. U rangea sa troupe enbataille, et il s'avanca vers les canonniers, qui, sur ses invita- tions, sejoignirent aux Marseillais avec leurs pieces. Les Suisses garnissaient les fenetres du chateau dans une attitude immobile. Les deux troupes furent quelque temps en presence sans s'attaquer. Quel- ques-uns des assaillants s'avancerent meme pour fraterniser, et les Suisses jeterent des cartouches par les fenetres en signe de paix; ils penetrerent jusque sous le vestibule, oil se trouvaient d'autres de- fenseurs du chateau. Une barriere les separait. C'est la que le combat s'engagea , sans qu'on ait pu savoir encore de quel cote commenca Tagression. Les Suisses firent alors un feu meurtrier sur les insur- ges, qui se disperserent. La place du Carrousel ful balayee. Bientot cependant les Marseillais et les Bre- tons revinrent en force : les Suisses furent canonnes, 284 CHAPITRE V. investis. lis tinrent jusqu'a ce qu'ils eussent re9U Tordre du roi de cesser le feu. Mais les insurges exasperes ne cesserent point de les poursuivre, et se livrerent aux plus sanglantes represailles. Ce ne fut plus un combat, ce fut un massacre : et la multitude s*abandonna dans le chateau a tous les exces de sa victoire. L'assemblee etait, pendant ce temps^ dans les plus vives alarmes. Les premiers coups de canon y avaient repandu la consternation. A mesure que les decharges de Tartillerie devenaient plus fri- quentes, Tagitation redoublait, 11 y cut un mo- ment oil les membres de Tassemblee se crurent per- dus. Un officier entra precipitamment dans la salle en disant : ? En place , legislateurs ; nous somites c( forces! ? Quelques deputes se leverent pour sor- tir. a Non, non, dirent les autres, c'est ici notre ? poste. ? Les tribunes s*ecrierent aussitot : f^we Vasseinblee nationale! et Tassemblee r^pondit en criant : Five la nation! Enfin, on entendit au de- hors : Fictoirel victoire! et le sort de la monarchic fut decide. L'assemblee fit aussitot une proclamation pour ramener le calme et conjurer le peuple de respec- ter la justice, ses magistrats, les droits de Thomme, la liberte, Tegalite. Mais la multitude et ses chefs DU l*"- OCTOBRB 1791 AU 21 SEPTEMBRE 1792. 285 avaient la toute-puissance et se proposaient d'en user. Ija nouvelle municipalite vint faire reconnaitre ses pouvoirs. Elle etait precedee de trois bannieres, sur lesquelles etaient ces mots : Patrie, liberte ^ egalite, Sa harangue flit imperieuse , et elle la finit en demandant la decheance du roi et une conven- tion nationale. Les deputations se succed^rent, et toutes presentaient le meme voeu , ou , pour mieux. dire, intimaient le meme ordre, L'assemblee se vit contrainte de les satisfaire. Cependant elle ne voulut point prendre sur elle la decheance du roi. Ver- gniaud monta a la tribune au nom de la commission des douze, et il dit : a Je viens vous proposer a une mesure bien rigoureuse; mais je m'en rap- ? porte a votre douleur pour juger combien il ? importe que vous radoptiez sur-le-champ. ? Cette mesure consistait dans la convocation d'une assem- blee nationale, dans la destitution des ministres et dans la suspension du roi. Uassemblee Tadopta unanimement. I^es ministres girondiiis furent rap- peles; les fameux decrets furent mis a execution; on deporta environ quatre mille pretres non asser- mentes, et Ton envoya des commissaires aux armees pour s'assurer d'elles. Louis XVI, a qui Tassembl^e avait donne d'abord le Luxembourg pour demeure , 286 CHAPITRE V. fut transfere au Temple, comme prisonnier, par la toute-puissante commune, sous le pretexte qu'elle ne pouvait point sans cela repondre de sa personne. Enfin, le ^3 septembre fut design^ pour I'ouverture de I'assemblee extraordinaire qui devait decider du sort de la royaute. Mais la royaute venait de succomber de fait au lo aout, dans cette jour- nee qui fut Tinsurrection de la multitude contre la classe moyenne et contre le trone constitutionnel, comme le i4 juillet avait ete Tinsurrection de la classe moyenne contre les classes privilegiees et le pouvoir absolu de la couronne. Le lo aout vit commencer Tepoque dictatoriale et arbitraire de la revolution. Les circonstances devenant de plus en plus difficiles, il s'engagea une vaste guerre qui suscita un surcroit d'energie; et cette energie, d^- reglee parce qu*elle etait populaire , rendit inqui^te, oppressive et cruelle la domination de la classe infe- rieure. La question alors changea entierement dena- ture; elle n*eut plus pour but la liberty, mais le salut public; et la peri ode conventionnelle, depuis la fin de la constitution de 1791 jusqu'au moment ou la constitution de Tan III etablit le directoire, ne fut qu'une longue campagne de la revolution contre les partis et contre I'Europe. Etait-il possible qu'il en DU l^r OCTOBRE 1791 AU 21 SEPTEMBRE 1792. 287 fut autrement? ? Lc mouvement revolutionnaire line cc fois etabll, dit M. de Maistre* , la France et la (c monarchie ne pouvaient etre sauvees que par le ? jacobinisme... Nos neveux, qui s'embarrasseront (( tres peu de nos souffrances et qui danseront sur ? nos tombeaux, riront de notre ignorance actuelle; (c ils se consoleront aiseniqnt des exces que nous ? avons vus et qui auront conserve Tinlegrite du ((. plus beau royauine. ? Les departements adhererent aux evenemcnts du ID aoLit. L'armee, qui subissait toujours un peu plus tard 1' influence de la revolution , etait encore royaliste constitutionnelle ; cependant, comme les troupes etaient subordonnees aux partis, elles de- valent se soumettre facilement a Topinion domi- nante. Les generaux en seconde ligne , tels que Dumouriez , Custine , Biron Kellermann , Labour- donnaie , etaient disposes a approuver les derniers cliangements. lis n'avaient pas encore pris parti, et ils esperaient que cette revolution leur vaudrait de Tavancement. II n'en etait pas de meme des deux generaux en chef. Luckner flottait indecid entre I'insurrection du lo aout , qu'il appelait un petit accident an fve a Paris , et son and la Fayette. Cc (I) Considerations sttr la France} Lausanne, 179G. 288 CHAPITRE V. dernier, chef du parti consdtutionnel , attache jus- qu'au bout a ses serments, voulut defendre encore le trone renverse et une constitution qui n'etait plus. II commandait environ t rente mille hommes , qui etaient affectionnes a sa cause et asapersonne.Son quartier general se trouvaitpres de Sedan. Dans son projet de resistance en ^aveur de la constitution, il se concerta avec la municipalite de cette ville et le directoire du departement des Ardennes , afin d'eta- blir un centre civil auquel tous les departements pussent se rallier. Lestroiscommissaires, Kersainl, Antonelle,Peraldy, envoyespar la legislative aupres de son armee , furent arretes et mis dans la tour de Sedan. Cette mesure eut pour motif que, tassemhlee ajant etc violentec y les memhres qui as^aient ac' cepte une telle mission ne poui^aient Stre que les chefs ou les instruments de la faction qui UiHiit a^sernV assemblee nationale et le roi. Les troupes et les autorites civiles renouvelerent ensuite le ser- ment a la constitution , et la Fayette essaya d'a- grandir lecercle de Tinsurrection del arpiee contre rinsurrection populaire. Peut-etre , dans cc moment , le general la Fayette songea-t-il trop au passe, a la loi, aux serments communs, et pas assez a la position veritablement extraordinaire oil se trouvait la France. II ne vit DU icf OCTOBRE 1791 AU 21 SEPTEMBRE 1792. 289 que les plus cheres esperances des amis de la liberie detruites, renvahlssement de I'Etatpar lademagogie et le regne anarcliique des Jacobins ; mais il ne vit pas la triste fatalite d'une situation qui conduisait au triomplie de ces derniers venus de la revolution. La bourgeoisie, qui avait ete assez forte pour abattre Tan- cien regime et I'emporter surles classes privilegiees, mais qui s'etait reposee apres cette victoire , ne sem- blait pas capable de repousser Temigration etl'Europe entiere. II s'operait pour cela un nouvel ebranlement, il se formait une nouvelle croyance ; il survenait une classe nombreuse , ardente, non encore fatiguee et se passionnant pour le lo aout comme la bourgeoisie s'etait passionnee pour le i4 juillet. La Fayette ne pouvait pas s'accorder avec elle ; il I'avait combattue, sous la Constituante , au Champ de Mars, avant et apres le 20 juin. II ne pouvait pas continuer son ancien role, ni defendre Texistence d'un parti juste, mais condamne par les evenements , sans compro- mettrele sort de son pays et les resultatsd'une revo- lution a laquelle il etaitsincerement attache. Sa resis- tance , en se prolongeant davantage , eut fait naitre la guerre civile entre I'armee et le peuple dans un moment oil il n'etait pas meme sur que la reunion de tous les efforts suffitcontre la guerre etrang^re. On etait au 19 aout, et Tarmee d'invasion, partie RfiVOL. FBAN9AISB. T. I, 17 290 CHAPITRE V. de Coblentz leSojuillet, remontait la Moselle et s'a- vancaitsurcettefrontlere. Les troupes ^taient dispo- sees, en consideration du danger commun, a rentrer sous Tobeissance de Tassemblee; Luckner, qui avait d'abord approuv^ la Fayette, se rhreictSL en pleurani et en jurant devant la municipalite de Metz ; et la Fayette sentit lui-meme qu'il fallait ceder a une des- tinee plus forte. II quitta son armee, enprenantsur lui la responsabilite de toute cette insurrection. U etait accompagne de Bureau-de-Pusy, deLatour-Mau- bourg, d' Alexandre Lameth et de quelques officiers de son etat-major. II se dirigea , a travers les postes ennemis, vers la HoUande, pour se rendre de la aux Etats-Unis, sa secondepatrie. Mais il fut decouvert et arrete avec ses compagnons. Contre tous les droits des gens, il fut traite en prisonnier de guerre, et en- ferme d'abord dans les cachots de Magdebourg , et ensuite par les Autrichiens a Olmutz. Le parlement d' Angleterre fit lui-meme des demarches en sa faveur; mais ce ne fut qu'au trait^ de Campo-Formio que Bo- naparte le delivradesa prison. Pendant quatreauaees de la plus dure captivite, en butte a toutes les priva- tions , ignorant le sort de la liberte et de sa patrie, n'ayant devant lui qu'un avenir de prisonnier tout a fait desesperant, il montra le plus heroique courage. L'on init sa delivrance au prix de quelques ritracta- DU 1" OCTOBRE 1791 AU 21 SEPTEMBRB 1792. 291 tions, et il aima mieux resterenseveli dans son cachot que d'abandonner en quo! que ce fut la sainte cause qu'il avait embrassee. De notre temps, peu de vies ontete aussipures que celle de la Fayette, peu de caracteres plus beaux, peu de popularites plus longues et mieux acquises. Apres avoir defendu la liberte en Amerique a cote de Was- hington, il aurait voulu I'etablir de la meme maniere que lui en France ; mais ce beau role etait-il possible dans notre revolution ? Lorsqu'un peuple poursuit la liberte sans dissidence interieure et qu'il n'a pour en- nemisque des etrangers, il pent trouver un liberateur et produire dans les Pays-Basun prince d'Orange, en Amerique un Washington; mais lorsqu'il la poursuit malgre les siens et contre les autres, au milieu des fac- tions et des combats, il ne pent produire qu'un Crom- well et qu'un Bonaparte, qui se font dictateurs des revolutions au milieu des luttes ou apres I'epuisement des partis. La Fayette , acteur de la premiere epoque de la crise, se declara avec enthousiasme pour ses re- sultats. 11 devint le general de la classe moyenne,soit a la tete dela garde nationale pendant la Constituante, soit a Tarmee sous la Legislative. II s'etait eleve par elle, et il finit avec elle. On pent dire de lui que, s'il commit quelques fautes de position, il n'eut jamais qu'un but, la liberte, et ne seservit que d'un moyen, 292 CHAPITRE V. la loi. JLa maniere dont, jeune encore , il se consacra a I'affranchissement des deux mondes, saglorieuse con- duite, son invariable Constance , i'honoreront dans la posterite, aupres de laquelle un homme n'a pas deux reputations, comme en temps de partis, mais acquierl sa veritable renommee. Les auteurs du lo aout se diviserent de plus en plus , n'etant point d'accord sur les resultats que de- vait avoir cette revolution. Le parti audacieux et vio- lent qui s'etait empare de la commune voulait, au moyen de la commune , domlner Paris ; au moyen de Paris, I'assemblee nationale; et, au moyen de Tassemblee, la France. Apres avoir obtenu la trans- lation de Louis XVI au Temple , il fit abattre toutes les statues des rois , effacer tons les emblemes de la monarchic. Le directoire du departement exercaitun pouvoir de surveillance sur la municipalite ; ii le fit abroger, pour rendre celle-ci independante. La loi exigeait certaines conditions pour etre citoyen actif; il en fit decreler la cessation , afin que la multitude fut introduite dans le gouvernement de I'Etat. II dc- manda en meme temps Tetablissement d'un tribu- nal extraordinaire pour juger les conspirateurs du lo aout. L'assemblee, qui ne se montraitpas assez do- cile et clierchait , par des proclamations , a rappeier le peuple a des sentiments plus moderes et plus justes, DU I*''- OCTOBRE 1791 AU 21 SEPTEMBRE 1792. 293 recevait de Thotel de ville des messages menacants. (( Comme citoyen, dit un membre dela commune, ? comme magistral du peuple , je viens vous annon- (( cer quece soir,a minuit^le tocsin sonnera, lagene- ? rale battra. Le peuple est las de n'etre pas venge ; ? craignez qu'il ne se fasse justice lui-meme. ¡ª Si ? avant deux ou trois heures, dit un autre, le direc- (( teur du jury n'est pas nomme, si le jury n'est pas ? en etat d'agir, de grands malheurs se promeneront (( dans Paris. ? Pour eviter de nouveaux desastres, Tassemblee fut contrainte de nommer un tribunal crimiiiel extraordinaire. Ce tribunal condamnaquel- ques personnes ; mais il parut trop peu expeditif a la commune , qui avait concu les plus abominables projets. Elle avait a sa tete Marat, Panis, Sergent, Du- plain, Lenfent, Lefort, Jourdeuil , Collot-d'Herbois, Billaud-Varennes, Tallien, etc. Maisle chef principal de ce parti etait alors Danton; plus que tout autre, il avait coopere au loaout. Pendant toutecettenuit, il avait couru des sections aux casernes des Marseillais et des Bretons et de celles-ci aux faubourgs. Membre de la commune revolutionnaire, il avait dirige ses operations, et avait ete nomme ensuite au minist^re de la justice. Danton etait un revolutionnaire gigantesque. Au- 294 CHAPITRE V. cun moyen ne lui paraissait condamnable , pourvu qu'il lui fut utile; et, selon lui , on pouvaittout ce qu'on osait. Danton , qu'on a nomme le Mirabeau de la populace, avait de la ressemblance avec ce tribun des hautes classes , des traits heurt^s,une voix forte, un geste impetueux, une eloquence bardie, un front dominateur. Leurs vices aussi etaient les memes; mais ceux de Mirabeau etaient d'un patricien , ceux de Danton d'un democrate : et ce qu'il y avait de hardi dans les conceptions de Mirabeau se retrouvait dans Danton, mais d'une autre maniere, parce qu'il etait, dans la revolution, d'une autre classe et d'une autre epoque. Ardent, accable de dettes et de be- soins, demoeurs relachees, s'abandonnant tour a tour a ses passions ou a son parti, il etait formidable dans sa politique lorsqu'il s'agissait d'arriver a son but , et redevenait nonchalant apr^s Tavoir atteint. Ce puissant demagogue offrait un melange de vices et de qualites contraires. Quoiqu'il se fut vendua la cour, il conservait I'audace hautaine de ses sentiments re- publicains jusque dans la bassesse^de sa corruption. Il se montra exterminateur sans etre feroce , inexo- rable a regard des masses^ humain, genereux m^me pour les individu^* . Une revolution , a ses yeux, etait ' A Tepoque oii la commune preparait les massacres du 2 septembrey DU ler OCTOBRE 1791 AU 21 SEPTEMBRE 1792. 295 un jeu oil le vainqueur, s'il en avait besoin , gagnait la vie du vaincu. Le salut de son parti passait pour lui avant la loi, avant meme riiurrianite : c'est ce qui explique ses attentats apres le lo aout et son retour a la moderation quand il crut la republiqueaffermie. A cette epoque, les Prussiens, s'avancant dans Tor- dred'invasion qui a ete precedemment indique, fran- chirent la frontiere apres vingt jours de marche. L'armee de Sedan etait. sans chef et incapable de resister k des forces aussi superieures et aussi bien organisees. Le ^o aout, Longwy fut investi par les Prussiens, le 2i il fut bombarde, etle 24 il capitula. Le 3o Tarmee ennemie arriva devant Verdun, Tin- vestit , et en commen^a le bombardement. Verdun pris, la route de la capitaleetaitouverte. La prise de Longwy, Tapproche d'un si grand danger, jet^rent Paris dans le plus grand etat d'agitation et d'alarme. Le conseil executif , compose des miuistres, fut ap- pele au comite de defense gen^rale pour deliberer sur les moyens les plus surs a prendre dans d'aus$i perilleuses conjonctures. Les uns voulaient attendre ? Tennemi sous les murs de la capitale, les autres se retirer a Saumur. ? Vous n'ignorez pas, ? dit Dan ton il sauva tous ceux qui se presenterent a lui ; il fit , de son plein mou- veraeut, sortir de prison Duport, Barnave et Ch. Lameth, qui ^taient en quelque sorte des adversaires personnels pour lui. 296 CHAPITRE V. lorsque son tour de parler fut venu , a que la France a est dans Paris; si vous abandonnez la capitale a a Tetranger , vous vous livrez, et vous lui livrez la gement de gouvernement; a ce qu'il le fut, en vertu de la loi du Code penal relative aux trattres et aux conspirateurs ; enBn, a ce qu'il le fut par la Con- vention, sans suivre la procedure des autres tribu- naux , parce que la Convention repr&entant le peu- ple , le peuple renfermant tons les interets , tons les interets etant la justice, il etait impossible que le tribunal national violat la justice , et d^ lors inutile qu'il fut assujetti a des formes. Tel etait renchaine- DU 21 SEPTEMBRE 1792 AU 21 JANVIER 1793. 385 ment des redou tables sophismes au moyen desquels le romite transformait la Convention en tribunal. Le parti de Robespierre se inontra beaucoup plus con- sequent en ne faisant valoir que la raison d'Etat et en repoussant les formes comme mensongeres. La discussion s'ouvrit le i3 novembre, six jours apr^s le rapport du comite. Les partisans de Tin- violabilite , tout en considerant Louis XVI comme coupable , soutinrent qu*il ne pouvait pas etre juge . Le principal d'entre eux fut Morisson : ii dit que rinviolabilite etait generale; que la constitution avait prevu bien plus que les hostilites secretes de Louis XVI, mais une attaque ouverte de sa part, el n'avait prononce dans ce cas que la decheance; que la nation avait engage sous ce rapport sa souverai- nete, que la Convention avait eu pour mandat de changer le gouvernement , et non de juger Louis XVI; que, retenue par les regies de la justice, elleTetait encore par les usages de la guerre, qui ne permet- taient que pendant le combat de se defaire d'un cnnemi retonibe sous la loi apres la victoire; que d'ailleurs la republique n'avait aucun interet a con- damner Louis XVI; qu'elle devait se borner a des mesures de surete generale a son egard, le retenir captif ou le bannir de France. Cette opinion etait celle de la droite de la Convention. La Plaine par- 83S CHAPITBE YI. tageait l*avis du comite, mais la Montagne re- poussait a la fois rinviolabilite et le jugement de Ijouis XVI. ? Citoyens, dit Saint- Just, j'entreprends de a prouver que ropinion de Morissoa , qui conserve (c au roi rinviolabilite, et celle du comit^ qui (( veut qu^on le juge en citoyen , sont ^galement (( fausses. Moi je dis que le roi doit Stre jug^ en ? ennemi; que nous avons moins ale juger qu'a tt le combattre; que, n'etant pour rien dans le (( contrat qui unit les Franqais, les formes de la (( procedure ne sont point dans la loi civile , mais fi dans la loi du droit des gens; que les lenteurs, le ? recueillement , sont ici de veritables imprudences, a et qu'apr^s celle qui recule le moment de nous a donner des lois , la plus funeste serait celle qui (c nous ferait temporiser avec le roi. ? Ramenant tout a des considerations d'inimitie et de politique, Saint-Just ajoutait : ? Les memes hommes qui vont (c juger Louis ont une republique a fonder : ceux (( qui attachent quelque importance au juste chati- (( mentd'un roi nefonderont jamais une republique. (( Citoyens, si le peuple romain, apr&s six cents ans a de vertu et de haine contreles rois; si la Grande- ? Bretagne , apr^s Cromwell mort, vit renaitre les a rois malgr^ son Anergic, que ne doivent pas DU 21 SEPTEMBRE 1792 AU 21 JAl^TVIER 1793. 337 a craindre parmi nous les bons citoyens , amis de ? la liberie, en voyant la hache trembler dans vos ? mains, et un peuple, d^s le premier jour desa ? liberte, respecter le souvenir de ses fers? ? Ce parti violent, qui voulait remplacer une sen- teace par un coup d'Etat, ne suivre aucune loi , au- cune forme, mais frapper Louis XVI comme un prisonnier vaincu , en faisant survivre les hostilites meme a la victoire, etait en tr^s faible minorite dans la Convention ; mais au dehors il se trouvait fortement soutenu par les Jacobins et par la com- mune. Malgre la terreur qu'il inspirait deja, ses meurtrieres invitations furent repoussees par la Convention , et les partisans de I'inviolabilite firent valoir, a leurtour, et avec courage, les motifs d'in- teret public en meme temps que les regies de la jus- tice et de riiumanite. lis soutenaient que les mSmes hommes ne pouvaient pas ,etre et juges et legisla- teurs, accusateurs et jures. lis voulaient d'ailleurs qu'on donnat a la republique naissante le lustre des grandes vertus, celles de la generosite etdu pardon; ils voulaient qu'on suivit Texemple du peuple de Rome, qui conquit sa liberte et qui la cbnserva cinq cents ans , parce qu'il se montra magnanime , parce qu'il bannit les Tarquins, et qu'il ne les fit point perir. Sous le rapport de la politique , ils 338 CHAPITRB VI. montraienl les consequences d'une condamnation a regard du parti anarcliiste, qu'elle rendrait plus audacieux, et a Tegard de I'Europe, dont elle en- trainerait les puissances encore neutres dans la coa- lition contre la republique. Mais Robespierre , qui pendant ce long proc^ montra une audace et une obstination qui presa- geaient^ de loin, toute sa puissance, parut a la tribune pour soutenir Tavis de Saint- Just. U re- procha a la Convention de remettre en doute ce que Tinsurrection avait decide, et de relever, par la pitie et la publicite d'une defense, le parti roya- liste abattu. ? L'assemblee, dit Robespierre, a et^ ? entrainee a son insu loin de la veritable ques- (c tion. II n'y a point ici de] proces a faire; Louis (( n'est point un accus^, vous n'Stes point des (( juges : vous n'etes et ne pouvez etre que des a hommes d'!^tat. Vous n'avez point une sentence cc a rendre pour ou contre un homme, mais une c( mesure de salut public a prendre , un acte de n providence nationale a exercer. Un roi d^trone (( n'est bon qu'a deux usages, ou a troubler la tran- ce quillite de TEtat et a ebranler la liberie, ou a af- (' fermir Tune et I'autre. (c Louis fut roi : la republique est fondee; la cc question fameuse qui vous oc^cupe est decide DCr 21 SEPTEMBKE 1792 AU 21 JANVIER 1793. 339 ? par ces seuls mots. Louis ne peut etre juge ; il est ? deja juge, ii est condamne, ou la republique n'est ? pas absoute. f> 11 demanda que la Convention declarant Louis XVI traitre embers les Francais , criminel emers Vhumanite , le condamndt sur-le- champ a rnort en vertu de V insurrection, Les Montagnards, par ces propositions extremes, par Tassentiment que leur donnait au dehors une multitude fanatique etcruelle, voulaient rendre une condamnation en quel que sorte inevitable. En pre- nant une avance extraordinaire sur les autres partis, ils les forcaient a les suivre, quoique de loin. La ma- joriteconventionnelle, composee d'une grande partie des Girondins , qui n'osaient pas declarer Louis XVI inviolable, et de la Plaine, decida, sur la propo- sition de Petion , contre Tavis des Montagnards et contre celui des partisans de I'inviolabilite , que Louis XVI serait juge par la Convention. Robert Lindet fit alors, au nom de la commission des vingt et un, son rapport sur Louis XVI. On dressa Tacte enonciatif des fails qui lui etaient imputes , et la Convention manda le prisonnier a sa barre. Louis etait enferme au Temple depuis quatre mois; il n'y etait point libre, comme I'Assemblee legislative I'avait d'abord voulu en lui assigpant le Luxembourg pour demeure. La commune soup Marat , qui avait beaucoup plus d'audace que Robespierre, dont la haine et les projets se cachaient encore sous certaines formes, etait le patron de tous les denonciateurs et de tous les anarchistes. Beaucoup de Montagnards Taccu- saient de compromettre leur cause par la fougue de ses conseils et par des e?cces intempestifs ; mais le peuple Jacobin entier le soutenait meme contre Ro- bespierre, qui, dans ses dissidences avec lui, obtenait rarement I'a vantage. Le pillage, recommande en fevrier, dans t Ami du peuple ^ a Tegard de quel- ques marchands, poursers>ir d example ^ eut lieu, et Marat fut denonce a la Convention , qui le decr^ta 368 CHAPITBE VII. d'accusation apres une stance tres orageuse. Mais ce decret n'eiit pas de suite, parce que les tribunaux ^ ordinaires n'avaient aucune autorite. Ce double essai de force d'une part et de faiblesse de I'autre se fit dans le courant du mois de fevrier. Bientot des eve- nements plus decisifs encore conduisirent les Giron- dins a leur perte. La situation militaire de la France avait ^t(^ jus- que-la rassurante. Dumouriez venait de couronner la brillante campagne de FArgonne par la conquSte de la Belgique. Apres la retraite des Prussians, il s'etait rendu a Paris pour y concerter I'invasion des Pays-Bas autrichiens. De retour a Tarm^e le ao oc- tobre 1792, il avait commence Tattaque le 28. Le plan , essaye avec si peu d'a-propos, de force et de succ^s, au commencement de la guerre, futrepriset . execute avec des moyens sup^rieurs. Dumouriez , a la tete de I'armiede la Belgique y forte de quarante mille hommes, marcha de Valenciennes sur Mons, appuye a sa droite par Varmee des Ardennes, d'en- viron seize mille hommes, sous le general Valence, qui se dirigea de Givet sur Namur, et a sa gauche par tarmee du Nord^ forte de dix-huit mille hom- mes^ sous le general Labourdonnaie, qui s'avan^a de Lille sur Tournai. L'armee autrichienne , post^ en avantdeMons, attendit la bataille dans[ses retran- DEPUIS LE 21 JANVIER 1793 JUSQU'AU 2 JUIN. 359 cliements. Dumouriez la defit compl^tement ; et la victoire de Jemmapes ouvrit la Belgique aux Fran- cais , et recommen^a en Europe Tascendant de nos armes. Vainqueur le 6 novembre, Dumouriez entra le 7 dans Mons, le i4 a Bruxelles, le 28 a Liege. Valence pril Namur; Labourdonnaie s'empara d'An- vers, et au milieu de decembre Tinvasion des Pays- Bas fut entierement achevee. L'armee fran^aise, maitresse de la Meuse et de TEscaut, prit ses quartiers d'hiver apres avoir rejete derrierela'Roer les Autri- chiens, qu'elle aurait pu pousser jusque derriere le bas Rhin. Des ce moment commencerent les hostilites de Dumouriez avec les Jacobins. Un decret de la Con- vention , du 1 5 septembre , abrogeait les lois du pays conquis qu'elle organisait democratiquement. Les Jacobins envoyerent de leur cote des agents en Bel- gique pour y propager la revolution , pour y etablir des clubs sur le modele de la societe mere; mais les Flamands, qui nous avaientrecus avecenthousiasme, furent refroidis par les requisitions dont on les frappa^ par le pillage general et Tanarchie insupportable que les Jacobins amenerent avec eux. Tout le parti qui avait combattu la domination autrichienne et qui espcrait etre libre sous le protectorat de la France trouva notre domination tropdure, et regretta de- 360 CHAPITKE VII. nous avoir appeles ou soulenus. Dumouriez, qui avail des projets d'independance pour les Flamands et d'ambition pour lui-meme, vint a Paris se plaindre de cette conduite impolitique a Tegard des pays con- quis. U changea sa marche jusque-la equivoque. U n'avait rien oublie pour se menager entre les deux factions : il ne s'etait range sous la banni^re d'aucuae, esperant se servir de la droite par son ami Gen- sonne, de la Montagne par Danton at Lacroix, et d'imposer a Tune et a I'atitre par ses victoires. Mais, dans ce second voyage , il essaya d'arreter les Jaco- bins et de sauver Louis XVI; n'ayant pas pu en venir a bout, il se rendit a Tarmee pour commencer la se- conde campagne, tr^s mecontent et decide a faire servir de nouvelles victoires a suspendre la revolu- tion et a changer son gouvernement. Toutes les frontieres de la France devaient ^tre attaquees cette fois par les puissances de TEurope. Les succ^s militaires de la revolution et la catastro- phe du 2 1 Janvier avaient fait entrer dans la coali- tion la plupart des gouvernements encore indecis ou neutres. En apprenant la mort de Louis XVI , le cabinet de Saiul-James renvoya le miuistre Chauvclin, qu'il avait deja refuse de reconnailre depuis le lo aout et la decheance du roi. La Convention, voyant TAn- DBPUIS LE 21 JANVIER 1793 JUSQITAU 2 JUIN. 361 gleterre deja liee a la coalition , et par consequent toutesses promesses de neutralite vaines et illusoires, declara, le i?^ fevrier lygS, la guerre au roi de la Grande-Bretagne ainsi qu'au stathoiider de Hollande qui, depuis 1780, etait entiferement subordonne au cabinet de Saint-James. L'Angleterre, qui jusqu'alors avait conserve des dehors pacifiques , saisit cette oc- casion pour paraitre sur le theatre des hostilites. Dis- pose depuis longtemps a une rupture, Pitt, deployant toutes ses ressources, conclut, dans I'espace de six mois, sept traites d'alliance et six traites de sub- sides* . L'Angleterre devint ainsi Tame de la coalition contre la France; ses flottes etaient pretes a mettre a la voile; U ministere avait obtenu quatre-vingts millions d'extraordinaire , et Pitt allait profiter de notre revolution pour assurer la preponderance de la Grande-Bretagne, comme Richelieu et Mazarin ^ Voici quels furent ces traites : 4 mars , articles entre la Grande-* Bretagne et le Hanovre ; 25 mars , traite d^alliance de Londres entre la Russie et la Grande-Bretagne; 10 avril, traite de subsides avec la land- grave de Hesse-Cassel ; 25 avril, traite de subsides avec le Sardaigne; 25 maiy traite d'alliance de Madrid avec TEspagne; 12 juillet, traite d'alliance de Naples avec les Deux-Siciles; 14 juillet, traite d'alliance du camp devant Mayence avec la Prusse ; 30 aout, traite d'alliance de Londres avec I'erapereur, 21 septembre, traite de subsides avec le margrave de Bade; 26 septembre, traite d'alliance de Londres avec le Portugal. Dans ces traites, I'Angleterre donuait, surtout a TAutriche et a la Prusse, des subsides considerables. > RfivOL. FRAN9AISK. T. I. 21 362 CHAPITRB VII. avaient profile de la crise de I'Angleterre, en 1640, pour etendre Tascendant de la France en Europe. Le cabinet de Saint- James etait surtout dirig^ par des motifs d'interet anglais; il voulait a tout prix la consolidation du pouvoir aristocratique dans son propre pays, et I'empire exclusif dans ies deux Indes et sur Ies mers. Le cabinet de Saint- James fit alors la seconde levee de la coalition. L'Espagne venait d'eprouver un chan- gement ministeriel : le fameux Godoi, due d'Alcudia et depuis prince de la Paix, avail ele place a .la tete du gouvernement par une intrigue de rAngleterre et de Femigration. Cette puissance rompit avee la re^ publique, apres avoir vainement inlercMe pour Louis XVI et mis sa neutralile au prix dela vie du roi. L'empire germanique adhera tout entier a la guerre : la Bavi^re et Felecteur palatin se joignirent aux cer- cles belligerants del' Empire. Naples siiivit I'exemple du Saint-Siege^ qui s'etait deja declare; el il ne resta plus d'!^tats neutres que Vcnise, la Suisse, laSu^e, le Danemark el la Turquie. La Russie etait encore occupee du second partage de la Pologne. La republique eut ses fiancs menaces par Ies trou- pes Ies plus aguerries de TEurope. Il lui fallut bienlot combattre quaranle-cinq mille Austro-Sardes, aux Alpes; cinquante mille Espagnols^ aux Pyrenees; DEPUIS LB 21 JANVIER 1793 JUSQU'AU 2 JUIN. 363 soixante-dix mille Autrichiens ou Imperiaux, renfor- ces de trente-huit mille Anglo-Bataves, sur le bas Rhin et en Belgique; trente-trois mille quatre cents Autrichiens, entre Meuse et Moselle; cent douze mille six cents Prussiens , Autrichiens et Imperiaux , sur le moyen et haut Rhin. Pour faire face a tant d'ennemis, la Convention decreta une levee de trois cent mille hommes. Cette mesure de defense exte- rieure fut accompagnee d'une mesure de parti a Tin- terieur. Au moment oil les bataillons nouveaux, avant de quitter Paris, se present^rent a PAssemblee, la Montague demanda Tetablissement d'un tribunal extraordinaire pour soutenirau dedans la revolution, que les bataillons allaient defendre sur les fron- tieres. Ce tribunal, compose de neufmembres,devait juger sans jury et sans appel. Les Girondins s'elev^ rent de toute leur force contre une institution aussi arbitraire et aussi redoutable, mais ce fut en vain ; car ils paraissaient favoriser les ennemis de la republi- que en repoussant un tribunal destine a les punir. Tout ce qu'ils obtinrent, ce futd'y introduire les ju- res, d'en eloigner les hommes violentset d'annulerson action tant qu'ils conserverent quelque influence. Les principaux efforts des coalises furent diriges contre la vaste frontiere depuis Anvers et Rure- monde jusqu'a Huningue. Le prince de Cobourg 364 OHAPITRE VIL dut attaquer, a la tete des Autrichiens, I'arinee fran^aise sur la Roer et sur la Meuse , penetrer en Belgique, tandis que, sur I'autre point, les Pfus- siens marcheralent centre Custine^ lui livreraient bataille, cerneraient Mayence et renouvelleraient Tinvasion precedente, apr^s s'en etre empares. Ces deux armees d'operalion etaient soutenues^ dans les positions interm^diaires y par des forces considera- bles. Dumouriez, preoccupe de desseins ambitieux. et reactionnaires, dans un moment oil il ne fallait songer qu'aux perils de la France, se proposa de retablir la royaute de 1791 malgre la Convention et malgre TEurope. Ce que Bouille n'avait pas pu faire pour la vieille monarchic, ni la Fayette pour le trone constitutionnel, dans un temps beaucoup plus propice, Dumouriez espera Texecuter tout seal en faveur d'une constitution detruite et d'une royaute alors sans parti. Au lieu de rester neutre entre les factions , comme les circonstances en faisaient une loi a un general et meme a un ambitieux, Dumouriez pr^f<^ra r^ompre avec elles, pour les dominer. II imagina de se for- mer un parti hors de la France ; de penetrer en Hollande au nioyeu de republicains bataves , opposes au stathouderat et a rinfluence anglaise; de d^li- vrer la Belgique des Jacobins; de reunir ces deux DEPUIS LE 21 JANVIER 1793 JUSQITAU 2 JUIN. 366 pays en un seul 6tat independant, et de s'attribuer leur protectorat politique apr^s avoir acquis toute la gloire d'un conquerant. 11 devait, pour inlimider les partis, gagner ses troupes, marcher sur la capi- tale, dissoudre la Convention, fermer les societes populaires, retablir la Convention de 1791 et don- ner un roi a la France. Ce projet, inexecutable au milieu du grand choc de la revolution et de 1' Europe, parut facile au bouillant et aventureux Dumouriez. Au lieu de de- fend re la ligne menacee depuis Mayence jusqu'a la Roer , il se jeta sur la gauche des operations , et entra en Hollande a la tete de vingt mille hommes. II devait , par une marche rapide , se transporter au centre des Provinces-Unies, prendre les forteres- ses a revers, et etre rejoint a Nimegue par vingt- cinq mille hommes sous le general Miranda, qui se serait probablement rendu maitre de Maestricht. Une armee de quarante mille hommes devait ob- server les Autrichiens et proteger sa droite. Dumouriez poussa avec vigueur son expedition de Hollande; il prit Breda et Gertruydenberg , et se disposa a passer le Bies-Bosch et a s'emparer de Dordrecht. Mais, pendant ce temps , Tarmee de droite eprouva les revers les plus alarmants sur la^ basse Meuse. Les Autrichiens prirent Toffensive, 366 CHAPITRE VII. passerent la Roer, battirent Miazinski a Aix-la-Cha- pelle, firent lever a Miranda le blocus de Maes- tricht qu'il avail inutilement bombarde, franchirent la Meuse et mirent en pleine deroute, a Li6ge, no- tre armee , qui s'etait repliee entre Tirlemont et Louvain. Dumouriez recut du conseil executif I'or- dre de quitter la HoUande en toute hate et de venir prendre le commandement des troupes de la Bel- gique; il fut oblige d'obeir et de renoncer a une partie de ses plus folles mais plus cheres esperances. Les Jacobins, a la nouvelle de tous ces revers, etaient devenus beaucoup plus intraitables. Ne con- cevant pas de defaite sans trahison, surtout apr^s les victoires brillantes et inattendues de la dernifere cam- pagne , ils attribuaient ces desastres militaires a des combinaisons de parti. Ils denonc^rent les Giron- dins, les ministres et les generaux qu'ils supposaient d'accord pour livrer la republique a ses ennemis, et ils conjur^rent leur perte. La rivalit^ se melait aux soup^ons, et ils desiraient autant conquerir une domination exclusive que defendre le terri- toire menace ; ils commenc^rent par les Girondins. Comme ils n'avaient pas encore accoutume le peu- ple a ridee de proscrire ses representants, ils eurent d'abord recours a un complot pour s'en defaire ; ils ri'solurcnt de les frapper dans la Convention, oil DEPUIS LE 21 JANVIBE 1798 JSQTTAU 2 JUIN. 867 ou les trouverait tous r^unis, et ils fix^rent la nuit du lo mars pour ['execution du complot. L'assem- blee s'etait mise en permanence a cause des dangers de la chose publique. La veille, on decida, aux 3^a- cobins et aux Cordeliers,, de fermer les barrieres, de sonner le tocsin et de marcher en deux bandes sur la Convention et chez les ministres. A I'heure convenue on partit; mais plusieurs circonatances empech^rent les conjur& de reussir. Les Giron- dins^ avertis, ne se rendirent point a la stance de nuit; les sections se montr^rent opposees au com- plot, et le ministre de la guerre, Beurnonville, marcha contre eiix a la tete d'un bataillon de fed^ res brestois; tous ces obstacles impr^vus et une pLuie qui ne cessa pas de tomber dispers^rent les conjures. Le lendemain, Yergniaud denonga le co- mite d' insurrection qui avait projet^ ces meurtres, demanda que le conseil ex&;utif fdt charg6 de prendre des renseignements sur la conjuration du lo mars, d'examiner les registres des clubSi et d'ar- reter les membres du comit^ insurrecteur. ? Nous ) L'assembl^e entifere se l6ve enadhe* rant a la proposition. Danton s'elance a la tribune : cc Cassez la commission des Douze, s'ecrie-t-il; le a canon a tonne. Si vous etes legislateurs politiques, c< loin de blamer Texplosion de Paris , vous la tour-^ cc nerez au proBt de la. republique en reformant vos cc erreurs, en cassant votre commission, ? Et comtne il entendit des murmures : "a C'est a ceux qui ont ff re^u quelques talents politiques que je m'adresse, cc et non a ces hommes stupides qui ne savent faire 388 CHAPITKE VIL (( parler que leurs passions. Je leur dis : Consi- ? derez la grandeur de votre but ; c^est de sauver le ? peuple de ses ennemis, des aristocrates, de le ? sauver de sa propre colore. Siquelques hommes, (( vraiment dangereux, n'importe a quel parti ils ap- K partiennent , voulalent ensuite prolonger un mou- ? vement devenu inutile quand vous aurez fait jus- te tice, Paris lui-meme les ferarentrerdansle neant. ? Je demande froidement la suppression pure etsim- ? pie de la commission sous le rapport politique, ? La commission etaitviolemment attaquee d'uncote, faiblement defenduede Tautre; Barr^reetle comite de salut public, qui en etaient les createurs , propo- saient sa suppression pour ramener la paix et pour ne pas mettre I'assemblee a la merci de la multi- tude. Les Montagnards moderes voulaient s'arreter a cette mesure, lorsque les deputations arrivferent. Les membres du departement , ceux de la munici- palite et les commissaires des sections, admis a la barre, ne demanderent pas seulement la suppression des Douze, mais encore le chatiment de ses mem- bres et de tous les chefs girondins. Les Tuileries etaient alors bloquees par. les in- surges, et la presence de leurs commissaires dans le sein de la Convention enhardit les Montagnards extremes , qui voulaient detruire le parti girondin. DEPUIS LE 21 JAIITVIBR 1793 JUSQTPAXJ 2 JUTNT. 889 Robespierre, leur chef et leur orateur, prit la pa- role et dit : a Citoyens, ne perdons pas ce jour en (( vaines clameurs et en mesures insignifiantes '; ce a jour est peut-etre le dernier ou le patriotisme com- ? battra la tyrannic! Que les fidMes representants cc du peuple se reunissent pour assurer son bon- ce heur! ? II pressa la Convention de suivre la marche indiquee par les petitionnaires plutot que celle pro- posee par le comite du salut public. Comme ilse li- vrait a de longues declamations contre ses adversai- res : a Concluez done! lui cria Vergniaud. ¡ª Oui, ? je vais conclure , et contre vous ! contre vous , flc qui, apr^s la revolution du lo aout , avez voulu ? conduire a Techafaud ceux qui Tout faite ! contre cc vous , qui n'avez cesse de provoquer la destruc- ic tion de Paris ! contre vous, qui avez voulu sauver ?c le tyran! contre vous, qui avez conspire avec cc Dumouriez! contre vous qui avez poursuivi avec cc acharnement les memes patriotes dont Dumouriez tf demandait la tete 1 contre vous, dont les vengean- ce ces criminelles ont provoque ces memes cris d'in- cc dignation dont vous voulez faire un crime k ceux cc qui sont vos victimes ! Eh bien ! ma conclusion , cc c'est le decret d'accusation contre tons les com. cc plices de Dumouriez et contre ceux qui sont cc design^s par les petitionnaires ! ? Malgr^ la vio- 22. 390 CHAPITBE Vn. lencede cette sortie, le parti de Robespierre n'eut pas la victoire. L'insurrection n'avait ete dirigeeque contre les Douze ; et le comite de salut public, qui proposait leur suppression, Temporta sur la com- mune. L'assemblee adopta ledecret de Barr^re, qui cassait les Douze, qui mettait la force publique en requisition permanente , et qui , pour contenter les petition naires, chargeait le comite de salut pu- blic de recliercher les complots denonces par eux. Des que la multitude qui entourait Tassemblee fut instruite de ces mesures , elle les accueillit avec des applaudissements , et elle se dispersa. Mais les conspirateurs ne voulaient point s'arreter a ce demi-triomphe : ils etaient alles, le 3o mai, plus loin que le 29 ; ils allerent, le 2 juin , plus loin que le 3i mai. L'insurrection devint , de morale ^ comme ils Tappelaient, personnelle, c'est-a-dire qu'elle ne fut plus dirigee contre un pouvoir, mais contre des deputes; elle echappa a Danton et a la Montague , et elle echut a Robespierre , a Marat et a la commune. Des le soir du 3i, un depute ja- cobin dit ? qu'il n'y avait que la moitie de fait, qu*il ? fallait achever, et ne pas laisser le peuple se refroi- ? dir. ? Henriot offrit au club de mettre a sa dis- position la force armee. Le comite insurrectionnel s'etablit ouvertement pres de la Convention. Toute DEPTHS LE 21 JANVIER 1793 JUSQIPAU 2 JUIN. 391 la journee du'i" juin fut consacree a preparer un grand mouvement. La commune ecrivit aux sec? tions : Citojens, restez debout; les dangers de la patrie vous enfant une loi supreme. Le soir, Marat, qui fut le principal auteur du 2 juin, se rendit a Thotel de ville, monta lui-meme a I'liorloge, et sonna le tocsin ; il invita les membres dii conseil a ne pas desemparer qu'ils n'eussent obtenu le decret d'accusalion contre les traitres et les hommes dtltat^ Quelques deputes se reunirent dans la Convention , et les conspirateurs vinrent demander le decret contre les [proscrits; mais lis n'etaient pas encore assez en force pour Tarracher a la Convention. Toute la nuit se passa en preparatifs; le tocsin sonna , la gt^nerale battit, les rasseroblem^nts se for- merent. Le dimanche matin, vers huit heures, Hen- riot se presenta au conseil g^n^ral, et declara a ses complices, aa nom du peuple insurge, qu'on ne deposerait les armes qu'apres avoir obtenu I'arres* tation des deputes conspirateurs. Il se mit ensuite a la tete des immenses attroupements qui etaient sur la place de Thotel de ville, les harangua et donna le signal du depart. 11 etait pr^s de dix heures lorsque les insurges arriverent sur la place du Car- rousel; Henriot pla^a autour du chdteau les bandes les plus devouees, et bientot la Convention fut in- 392 CHAPITRE VII. vestie par quatre-vingt mille hommes, dont le plus grand nombre ignorait ce qu*on exigeait de lui et etait plus dispose a defendre qu*a attaquer la depu- tation. La plupart des proscrits ne s'etaient point rendus dans Tassemblee. Quelques-uns , courageux jusqu'au bout, etaient venus braver Forage pour la derniere fois. Des le commencement de la seance, Tintre- pide Lanjuinais monte a la tribune : ? Je demande, ? dit-il , a parler sur la generate qui bat dans tout (( Paris. ? II est aussitot interrompu par les oris : A has ! a has ! il veut la guerre civile ! il veut la contre-revolution ! il calomnie Paris ! il insult e le peuple! Malgre les menaces, les outrages, les cris de la Montague et des tribunes, Lanjuinais de- nonce les projets de la commune et des factieux; son courage augmente avec ses perils, a Vous nous ? accusez , dit-il, de calomnier Paris! Paris est pur, ? Paris est bon , Paris est opprime par des tyrans a qui veulent du sang et de la domination. ? Ces paroles deviennent le signal du plus violent tu- multe; plusieurs deputes montagnards se precipi- tent vers la tribune pour en arracher Lanjuinais, qui s'y attache fortement , et qui , avec Taccent du plus genereux courage, s'ecrie encore : ? Je de- ? mande que toutes les autorites revolutionnaires DEPUIS LE 21 JANVIER 1793 JUSQU'AU 2 JUIN. 393